Dans l’adaptation d’Après la répétition et Persona qui est proposée aujourd’hui au Théâtre de la Ville, le metteur en scène Ivo Van Hove et quatre acteurs, dont la fascinante Emmanuelle Bercot, nous mènent au plus loin.
Ingmar Bergman n’a cessé dans toute son œuvre de saisir le potentiel cruel, trouble, morbide ou régénérateur du féminin. Revoir son oeuvre sur scène, dans une adaptation de deux de ses pièces centrales, Après la répétition et Persona, nous rappelle à la puissance de sa vision. Nous pouvons déjà être redevables à Ivo Van Hove de nous rappeler à une œuvre qui pense si subtilement les relations des hommes aux femmes, des femmes au monde, et du monde au théâtre. Une œuvre qui accompagne Ivo Van Hove depuis ses débuts et à laquelle aujourd’hui il revient, sans doute pour affronter des questionnements qui sont les siens. Ainsi Après la répétition place un metteur en scène vieillissant face à deux de ses actrices : une jeune qui entre dans le métier, pleine d’angoisse et d’ambition, et Rachel, ancienne égérie du théâtre, qui sombre dans l’alcool à l’orée de ses cinquante ans. Toutes deux renvoient le metteur en scène à son histoire : la première, fille d’une femme qu’il a peut-être aimée, du moins désirée, la seconde, amante de jeunesse. Toutes deux, aussi, et c’est ce qu’Ivo Van Hove met évidemment en avant, incarnent la relation du metteur en scène au théâtre : obsessionnelle, vitale, frustrante. Pour cela, la scène s’offre au plus simple : quelques chaises, une table, une caméra, un écran, un canapé. Et surtout, le manuscrit d’un texte qui passe de main en main, et qui s’avère l’objet le plus précieux de l’ensemble. Celui qui terminera entre les mains du metteur en scène, comme unique réponse à la disparition de l’amour. Et qui l’ouvre, puisque Charles Berling apparaît, assis sur le canapé, en lecture. C’est lui qui incarne l’homme de théâtre, avec toute la complexité, l’angoisse, le lyrisme, qu’il transmet dans ses intonations, sa diction d’intellectuel, mais aussi dans son corps jamais en repos, luttant contre la vieillesse, et l’épuisement des nerfs. C’est aussi cela que Bergman nous raconte et que Berling joue avec finesse : la fatigue du créateur qui perd le goût de se lancer dans de nouveaux projets, ici de mettre en scène, encore une fois, Le Songe de Strindberg, et qui puise dans le visage des actrices, dans ses fantômes aussi, la possibilité de poursuivre. C’est-à-dire de toujours revenir au début, à la scène, au visage de l’actrice. Oui, s’il s’agit dans cette pièce de faire face au théâtre, c’est aussi à la nudité du vieillissement que nous sommes confrontés. Ainsi l’arrivée d’Emmanuelle Bercot sur scène nous fait basculer dans le tragique, c’est-à-dire l’irrémédiable chute d’une femme qui connut gloire et amour, et se débat aujourd’hui avec le spectre de l’alcoolisme, et de sa propre violence. Le corps d’Emmanuelle Bercot, aussi sensuelle qu’au bord de l’effondrement, le déraillement de sa voix, le déséquilibre si savamment travaillé de l’ensemble, inscrit ce moment théâtral comme un des plus beaux de la pièce. Face à elle, Charles Berling devient impuissant, presque muet. Ce que raconte ce couple de deux très grands acteurs hante longtemps le spectateur.
Persona en deuxième partie perd ce couple et on le regrette. Mais la scénographie nous retient en haleine : l’apparition du corps d’Emmanuelle Bercot, nue, sur une table de dissection, est à couper le souffle. Grâce à cette image, nous entrons dans le jeu volontairement tenu et sobre de la jeune Justine Bachelet. Si son jeu détonne par rapport à l’intensité tragique et physique d’Emmanuelle Bercot, le rapport des deux femmes, l’une muette, l’autre se dévoilant, prend un nouveau sens par leur différence. Et dans la scénographique qui les voit toutes deux retenues sur une île, entourées d’eau, nymphes confrontées l’une à l’autre, la confrontation de Persona touche à une dimension onirique, éloignée de la profonde violence du film, d’une tout autre nature. Et c’est bien cela que propose Ivo Van Hove, faire apparaître, en 2023, un autre Bergman, et sa propre Persona. Il y parvient. Et ce dans le cadre somptueux du nouveau Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt, ce qui ne gâche rien.
Après la répétition/ Persona, d’Ingmar Bergman, mise en scène Ivo Van Hove, Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt, jusqu’au 26 novembre, plus d’informations