Cinéaste-historien, Marco Bellocchio poursuit avec L’enlèvement son exploration passionnelle de l’Italie.

Il est interdit d’être vieux déclarait Rabbi Nahman de Bratslav, et à plus quatre-vingts ans, Marco Bellocchio incarne avec rigueur cette injonction du maître fondateur du hassidisme. L’enlèvement met en scène une histoire vraie. Au milieu du XIXe siècle, à Bologne, qui appartient encore aux États pontificaux, un enfant juif est enlevé aux siens sur ordre de la sainte inquisition, car prétendument baptisé secrètement à la naissance par leur nourrice catholique. S’ensuit une affaire reprise dans la presse européenne, provoquant le scandale et le désaveu par de nombreux pays de l’attitude des autorités romaines. L’enfant s’appelait Edgardo Montara Levi. Bellocchio le suit durant ses premières années au Vatican, où il devient une sorte de poupée idéologique du pape Pie IX. Paolo Pierobon incarne Pie IX et son jeu le fait judicieusement ressembler à notre jésuite contemporain François. Il n’y a pourtant guère d’autres passerelles à chercher avec notre époque. La beauté du film et sa force résident ailleurs, dans un éloge constant du cinéma et sa capacité à reconstituer un siècle ancien. Aucun manuel ou livre d’Histoire, aucune pièce de théâtre jouée dans la salle la plus prestigieuse et la mieux dotée en décors, aucun roman, aucun opéra, rien n’égale le cinéma dans cette réinvention méticuleuse du passé, sa puissance évocatoire d’un temps qui n’est pas perdu. On oublie que le voyage dans le temps existe dès lors qu’un cinéaste décide de nous offrir une Mort à Venise, un Barry Lyndon ou un Enlèvement. On sous-estime le film en costumes, or il n’y a que des costumes conjugués à n’importe quel temps du présent, du futur, et bien évidemment du passé. C’est un plaisir du plan comme il y a un plaisir du texte, Bellocchio aime l’acte cinématographique et nous le transmet, un processus d’une générosité, d’une simplicité savante à l’extrême, et qui suppose de ne jamais vieillir, de ne jamais croire que l’on sait, car on ne sait rien sinon qu’on va mourir comme tous ces êtres ressuscités par un cinéaste. Nous ne savions pas grand-chose sinon rien d’Edgardo, et maintenant nous pouvons dire que nous avons été instruits autant qu’éblouis et terrifiés par la vie réelle d’Edgardo traversant presque deux siècles pour parvenir jusqu’à nous et nous rappeler que l’Europe est judéo-chrétienne. C’est un grand film sur le judéo-christianisme, ses blessures et son insécabilité. En grandissant, Edgardo devint un pur catholique, refusant de revenir au judaïsme, cherchant même à « sauver » sa mère sur son lit de mort par un baptême en catimini, reproduction du geste dont il fut victime. Edgardo, c’est l’Italie, sa réunification géographique, sa désunion spirituelle, et de manière tragique, sa réconciliation dans la figure de Jésus, juif et crucifié. Avec L’enlèvement, Bellocchio, tout à la fois Michelet et Le Tintoret, poursuit une filmographie qui s’offre comme la plus prodigieuse histoire d’un pays par le moyen du cinéma.

L’enlèvement, Marco Bellocchio, sortie le 1er novembre 2023