Alors qu’il publie Zéro Gravité aux Éditions Stock, Woody Allen revient pour nous sur les écrivains qui ont compté pour lui, et le rêve de sa vie : devenir romancier

Woody Allen est sérieux de prime abord. Il me fixe d’un œil grave derrière ses lunettes d’écailles. Le volubile et fantasque artiste de Manhattan a-t-il disparu au fil du temps ? Non, je le saisis au cours de notre entretien, il revient dès qu’il parle de ce qui l’habite : le cinéma, la littérature. Les deux pôles de son existence. Avec la musique bien sûr, et le dieu Gershwin. Avançant difficilement, mais la parole claire, l’esprit alerte, et la précision permanente, le cinéaste fête ses quatre-vingt-sept ans ce mois-ci, vient de réaliser son cinquantième film, Coup de chance, et signe un des livres les plus drôles et libres que j’ai pu lire ces dernières années, Zéro Gravité.  Il continue aussi à jouer de la clarinette, et la veille du jour où nous nous rencontrons, il a rempli avec son Band la salle du Grand Rex, emportant fans et mélomanes par un jazz au charme scintillant et suranné. Woody Allen défie le temps, fidèle à sa religion première ; la chance. Celle-là même qui se transforme en destin dans son filmet qui voit deux hommes enclencher une mécanique tragique autour de la superbe Lou de Lâage, menant ses histoires d’amour entre l’avenue des Champs-Élysées et la campagne française. Film qui compte quelques scènes tragicomiques réussies, notamment celles centrées sur Melvil Poupaud, surjouant avec finesse le méchant ténébreux. Car c’est bien ce sens du grotesque qui a toujours animé le réalisateur, de l’impayable Tout ce que vous avez toujours voulu savoir…, jusqu’aux nouvelles écrites pour le New Yorker que l’on retrouve dans Zéro Gravité. Un livre qui rappelle que Woody Allen est aussi, et peut-être avant tout, un homme qui écrit. Des scènes, des personnages, des situations. Publiant ses récits depuis des années, il touche dans ce dernier recueil au sommet de son art : dans une langue bondissante, très travaillée, jouant sur toutes les gammes de l’humour, du burlesque au pastiche, il excelle à animer toutes sortes de créatures en quelques lignes. Par son sens des dialogues et des monologues intérieurs, il crée un sentiment immédiat d’absurde : ainsi de cette vache que l’on suit pas à pas dans son projet d’assassiner un cinéaste narcissique ; ainsi de cette voiture intelligente qui applique une vision nietzschéenne du monde en arrangeant la vie, et la mort, de ceux qu’elle transporte ; ainsi de ces deux vieux juifs de Manhattan réincarnés en homards qui décident de se venger de celui qui les a poussés à la mort, Bernie Madoff. Riant de tout ou presque, Woody Allen confronte dans ses histoires des figures grotesques de l’Amérique contemporaine, Madoff, Warren Beatty, la chanteuse Miley Cyrus, et des créatures issues de son subconscient débridé. Il garde aussi son art de la formule, qui fait de Woody, Woody : une femme est  décrite comme « Une Marie Curie avec de belles dents », un producteur est marié « avec le sosie de Yasser Arafat », Warren Beatty porte une « Rolex gravée offerte par Mère Teresa pour son anniversaire » et reconnaît qu’il ne fut pas facile de coucher avec 12 000 femmes tout en menant sa carrière d’acteur et de pianiste virtuose… Bon ou mauvais goût peu importe, Woody Allen ne craint pas de bousculer quelques intouchables de notre époque. Son génie puise dans un imaginaire inépuisable, qui allie fausse candeur et sens tragique, vision absurde et art du burlesque, et puis un sens de la situation qui n’a rien à envier à ses maîtres, les Marx Brothers. Dans Zéro Gravité, on retrouve aussi son cher avatar, le jeune homme de Brooklyn romantique qui rêve d’amour, de Manhattan et de devenir écrivain, relecture inlassable de sa propre jeunesse. Il s’appelle cette fois Julius Sachs, personnage central de Grandir à Manhattan, novella écrite pour la parution de ce livre :personnage bien connu des woodyalleniens, mais, cette fois-ci, décliné sur un mode un peu plus grotesque qu’autrefois, et un peu plus âpre. Allen qui a commencé, nous raconte-t-il, en s’inspirant de Tennessee Williams et Tchekhov, s’avère un artiste de la désillusion, et de la suite. Que faire lorsque son héroïne fétiche, Blanche Du Bois, ne croit plus à la grandeur disparue ? Demeurent le désespoir, la folie, ou l’art. Woody Allen a choisi et poursuit son art. Envers et contre tous ?  Woody Allen n’est pas un paria, mais pour beaucoup aux Etats-Unis, suite aux accusations de sa fille adoptive, le soupçon demeure. Les faits qui lui sont reprochés sont ignobles, et s’ils s’avéraient vrais, notre compassion et notre solidarité iraient envers la victime. Mais la justice l’a blanchi. Nous avons donc choisi de ne pas céder au soupçon. Et de rencontrer Woody Allen pour parler avec lui de cinéma et de littérature, tel qu’il ne nous en avait jamais parlé.