Evènement rare, La Femme est sans ombre de Richard Strauss est monté à l’Opéra de Lyon : une œuvre exceptionnelle. Magnifiquement interprétée.

Certains opéras sont des « œuvres monde ».  Des pièces si profondes, si denses, si complexes, que chaque vision permet d’en découvrir une nouvelle richesse, un nouveau trésor. Mais leur richesse même – leur complexité les rend justement difficile à monter. Voilà pourquoi, lorsque ces opéras sont à l’affiche, il faut toujours aller les voir. Et La Femme sans ombre est de cette famille… 

Créée à Vienne en 1919, au lendemain d’un conflit qui embrasa le monde, elle est l’un des plus grands chefs-d’œuvre de Richard Strauss. Disons que c’est une pièce charnière et étonnamment synthétique entre toutes ses manières : on y retrouve la folie névrotique, frénétique, presque hystérique du « premier Strauss », celui de Salome et Elektra ; mais elle possède également la suavité vénéneuse, la tendresse suffocante, ces tourbillons sensuels qui vont abonder du Rosenkavalier à Capriccio. Enfin, le compositeur s’est adjoint celui qui reste son meilleur librettiste, Hugo von Hofmannstahl, pour une intrigue qui, si elle n’était d’une subtilité et d’une poésie rare, pourrait sembler parfaitement farfelue. Étrange chose, il est vrai, que ce conte de fées pour adulte, qui est une métaphore sur la maternité, la dualité, la fidélité. Alors que l’Empire austro-hongrois vient de disparaître à jamais, on y parle d’un empereur, d’une princesse qui ne possède pas d’ombre et veut acheter celle d’une autre, d’un faucon magique et de mille et un fantômes. Pour être honnête, le livret de cette Femme sans ombre a toujours déconcerté les mélomanes ; mais il a inspiré à Richard Strauss une partition si sidérante, si coruscante, si formidablement tuilée, que les trois heures quinze de musique passent comme un rêve. Mais, on l’a dit, cette œuvre est une des plus lourdes du répertoire, et c’est un vrai défi que s’imposait l’opéra de Lyon pour l’ouverture de sa saison lyrique. Un pari presque entièrement remporté.

Si au tout début le dispositif scénique imaginé par le metteur en scène Mariusz Trelinski peut déconcerter (une tournette qui passe d’un monde symbolique à un monde terriblement concret, avec canapés défoncés, ouvriers en bleu de travail et objets épars), la cohérence de sa vision et la remarquable direction d’acteur estompent les réticences. Bien sûr, on aurait voulu çà et là plus de poésie, de nuées, de visions oniriques, mais l’ensemble fonctionne avec une remarquable efficacité et il faut d’ailleurs louer la virtuosité du travail en régie : on est vraiment au théâtre, on y croit, on est emporté.

Les voix, elles, ne méritent que des éloges : si le Barak de Josef Wagner est idéal dans son orgueil blessé, son humanité, c’est le trio féminin qui fait des merveilles. L’impératrice de Sara Jakubiak, la nourrice de Lindsay Ammann et -surtout- la femme de Barak (ce personnage qui n’a pas de nom) de l’extraordinaire soprano canadienne Ambur Bald, nous donne une authentique leçon de chant. Comme pour Wagner, on a trop souvent entendu cette musique criée, hystérisée, alors que ces trois femmes parviennent à exprimer toute la tension de leur personnage sans jamais abdiquer la ligne vocale, son moelleux, sa musicalité. 

Enfin, à tout seigneur tout honneur, il faut saluer le superbe travail du chef Daniele Rustioni, qui a dirigé une version fort intelligemment réduite (en nombre de musiciens) pour que l’œuvre s’adapte aux dimensions de l’opéra de Lyon. Et ce que La Femme sans ombre y perd en cataracte orchestrale, elle y gagne en lisibilité, en transparence, d’autant que le chef italien opte pour une battue légère, qui accentue les contrastes, met en valeur l’architecture même de la partition, et tend vers l’expressionnisme. Pour une œuvre créée en 1919, on ne saurait être plus cohérent.     

La Femme sans ombre de Richard Strauss du 17 au 31 octobre à l’Opéra de Lyon, Plus d’informations