Proposition forte, le Don Giovanni mis en scène par Guy Cassiers à l’Opéra de Lille pour le centenaire du lieu, place l’opéra de Mozart dans un monde sanglant, où ne règne que le chaos.
Il est rare qu’une telle sophistication accompagne un bain de sang. Et pourtant, c’est bien le sentiment qui demeure à la fin de ce Don Giovanni qui sans nul doute restera dans l’histoire des mises en scène mozartiennes : une maîtrise absolue, alliée à un tableau d’horreur qui n’aurait à envier ni au Caravage, ni à L’Exorciste.
Une citation de Freud pendant l’ouverture, projetée sur le rideau de scène, nous annonce la lecture qui sera faite de l’opéra : Don Giovanni comme figure de la pulsion de destruction, et d’autodestruction de l’humanité. Le metteur en scène belge Guy Cassiers dont nous connaissons le goût de l’interprétation des oeuvres- on se souvient des Démons il y a deux ans à la Comédie française qui mêlait acteurs et vidéos dans un jeu précis de reflets et d’entrecroisements -met sa virtuosité au service d’une vision claire de Don Giovanni. Les rideaux s’ouvrent, Don Giovanni, après avoir violenté Donna Anna, tue le père. Dès cet instant, il est condamné. Le spectateur le sait, Leporello, le serviteur et témoin, aussi. La musique nous l’annonce. Seul Don Giovanni semble ignorer qu’il court à sa perte. Cette course est portée par la musique, et la première chose qui marque dans ce Don Giovanni, c’est l’interprétation flamboyante du Concert d’Astrée dirigé par Emmanuelle Haïm.
Le chasseur
Mais cette fuite, c’est aussi une traque : celle d’un homme qu’il faut arrêter à tout prix avant qu’il ne récidive. Or, si récemment la recréation du Don Giovanni mise en scène par Claus Guth à Bastille nous laissait voir un homme blessé errant dans une forêt obscure, Cassiers choisit de montrer un Don Giovanni puissant, habillé en chasseur et aristocrate, dont la fuite est une véritable descente dans l’horreur. La première partie voit les chanteurs sur une estrade, parmi des tableaux tournants où sont projetées de superbes vidéos de têtes d’animaux ou de figures inquiétantes. Ces images, signées Frederick Jassogne et Bram Delafonteyne, s’intègrent dans la scénographie de Clémence Bezat, et forgent une atmosphère trouble, éminemment baroque. Dans la seconde partie, les chanteurs descendent, et le décor très naturaliste, l’arrière-salle d’une boucherie, offre une nouvelle perspective à la pulsion inexorable de Don Giovanni. Enfin, le dernier tableau, que je n’ose dévoiler tant il est spectaculaire, nous mène déjà en enfer. Nous sommes à la fois dans un naturalisme très cru, et dans un cauchemar porté par la vidéo, le commandeur devenant la voix d’un monde qui a perdu toute intégrité. Les chanteurs, ensanglantés, semblent eux-mêmes définitivement perdus. Car, et c’est l’une des grandes réussites du spectacle, Cassiers a conçu une mise en scène qui épouse la scénographie. Si dans les premières scènes, on regrette un peu la distance des chanteurs et leur manque d’espace, leur jeu se déploie dès qu’ils descendent sur le plateau. Zerlina, interprétée avec expression et finesse par Marie Lys devient ainsi une figure sensuelle et violente assez inédite dans les mises en scènes habituelles du Don. Les moments qui la voient avec Masetto, couteau à la main, dans des poses très crues, fait d’elle un personnage d’une ambiguïté saisissante. À l’inverse, Donna Elvira, ange perdu dans ce marasme, prend une ampleur forte par le contraste qu’elle impose, et l’interprétation majestueuse que lui offre la soprano Chiara Skerath. En troisième voie et voix, Donna Anna, droite incarnation de l’outragée est elle aussi magnifiquement interprétée, par la soprano Emoke Barath. Les voix ne sont bien sûr pas toutes à ce niveau, le Leporello de Vladyslas Buialsky déçoit un peu, mais les personnages centraux sont très bien tenus, à l’image de Don Giovanni, que le baryton Timothy Murray fait vivre dans sa brutalité, son narcissisme, et son désir impérial. Là bien sûr se pose la question de savoir si Don Giovanni peut se réduire à un tel monstre : Si cette figure de la libre-pensée que Molière a tant aimée, et transformé par Mozart et Da Ponte en libertin impénitent, peut-elle être conçue presque comme un serial killer, figure d’une voracité destructrice ? A l’ère post #MeToo, doit-on obligatoirement faire de Don Giovanni l’esprit du mal absolu ? La question demeure ouverte, mais Guy Cassiers, par son art de l’outrance, réussit à la poser de manière magistrale.
Don Giovanni de Wolfgang A. Mozart, direction musicale Emmanuelle Haïm, mise en scène Guy Cassiers, Opéra de Lille, jusqu’au 16 octobre. Plus d’informations