Toute la gauche cinéphile française a acclamé sans réserve le discours cannois de Justine Triet, de même qu’elle loue chaque année après les César l’engagement politique du cinéma français. Je suis de gauche et cinéphile et pourtant, je ne partage pas toujours cet enthousiasme automatique pour des discours souvent outrés et simplistes. Je pense que les mots d’ordre, discours et slogans proférés à l’occasion des cérémonies, festivités et autres tapis rouges du cinéma mériteraient d’être analysés, interrogés, critiqués un peu plus finement que leur approbation pavlovienne sur le mode « ouais, à bas Macron le néolibéral » ou leur critique poujadiste toute aussi pavlovienne sur le mode « enfants gâtés du cinéma subventionnés par nos impôts ». 

En matière de politique culturelle et de soutien à la création cinématographique, il est possible que Macron pourrait faire mieux ou plus. Mais dénoncer le « néolibéralisme » du gouvernement d’un pays qui demeure le champion du monde du soutien au cinéma, qui a sauvé de nombreuses sociétés de cinéma durant le covid et qui n’a aux dernières nouvelles pas supprimé le CNC et ses guichets d’aides, cela sonne un peu étrange à mes oreilles. Comme cela sonne bizarre aux oreilles des cinéastes indépendants étrangers qui bénéficient de zéro aides publiques et envient un système français que le président actuel n’a pas cassé – en tous cas pas encore à l’heure d’écrire ces lignes. Quand on consulte les chiffres et statistiques, on voit que depuis six ans que Macron est à l’Elysée, le nombre de films français et la proportion de 1ers films produits chaque année demeurent stables. Alors oui, des menaces pèsent sur notre exception culturelle et on peut s’en inquiéter, mais il faudrait aussi s’interroger sur la nature ou les causes de ces menaces : sont-elles le fait de la seule macronie, ou du monde actuel des images gouverné par la puissance de Netflix, Amazon, Apple, Disney et compagnie ? Face à pareille mutation techno-capitaliste, comment défendre l’exception culturelle ? Faut-il tout changer (ou ne rien changer) pour que rien ne change ? Le problème est complexe, je n’en maîtrise pas toutes les données, mais rappelons que la France a obligé les plateformes à contribuer à alimenter le CNC (sans doute pas suffisamment), ou que l’Europe est la seule région du monde qui tente de réguler le monstre GAFAM, sa fiscalité comme ses contenus problématiques. Par ailleurs, les auteurs et cinéphiles français si prompts à dénoncer le libéralisme ne se sont-ils jamais abonnés à une quelconque plateforme ? Ne font-ils pas la promo intensive et permanente du principal produit d’appel des plateformes que sont les séries ? On a certes chacun nos contradictions, nos incohérences mais comme disait Bossuet, « dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes ».

Les diatribes anti-macronistes du cinéma français apparaissent d’autant plus outrées et routinières que le silence de la profession est assourdissant au sujet de Vincent Bolloré. Aux César comme à Cannes, avons-nous jamais entendu la moindre remarque, la plus microscopique réserve à l’encontre de l’homme d’affaire breton ? Une Foresti peut s’acharner pendant trois heures sur un seul homme à coup de vannes oiseuses, on peut balancer tout ce qu’on veut sur le gouvernement dans un pays où personne ne risque le goulag, mais pas question de ne tenter ne serait-ce que la plus petite blagounette sur Bolloré. Et pour cause : le cinéma français est encore très dépendant financièrement de Canal +, chaîne qui diffuse aussi les César. Cette situation est un vrai problème à mes yeux et les professionnels de la profession devraient peut-être s’interroger un minimum sur leurs liens économiques à l’homme qui a détruit l’esprit Canal, extrême-droitisé Europe 1 et le JDD, promu Pascal Praud et Cyrille Hanouna en stars du télépoujadisme triomphant et soutenu Eric Zemmour à la dernière présidentielle. Au lieu de quoi, toute la gauche cinéphile est tombée sur le râble de Rima Abdul Malak (une selfmade powerwoman célibataire d’origine arabe – si on se basait sur les critères woke, elle devrait être une superstar du progressisme) parce que cette pugnace ministre de la culture avait répondu courtoisement mais fermement à l’interpellation de Justine Triet sans oublier de se réjouir de sa palme. Or, contrairement à Triet et au cinéma français, Abdul Malak, elle, s’est opposée publiquement à Vincent Bolloré (elle est malheureusement isolée sur ce point au sein du gouvernement mais heureusement soutenue par le chef du groupe Renaissance à l’Assemblée, Sylvain Maillard, qui a proscrit tout contact avec le JDD). 

Il semble donc que pour les cinéastes, scénaristes, actrices et acteurs « engagés » du cinéma français, il est beaucoup plus facile et symboliquement rentable de se payer Macron, Abdul Malak ou Polanski que le mogul catholique, cathodique et grand argentier du cinéma. Du coup, on aurait envie de poser une simple question à Justine Triet, à ses soutiens inconditionnels cinéphiles et progressistes, et au cinéma français en général : qui est le plus dangereux pour le proche avenir de la démocratie, de la république, de l’exception culturelle et du cinéma français ? Emmanuel Macron, Roman Polanski, Rima Abdul Malak ou Vincent Bolloré ? Dans un monde normal et une gauche vertébrée, la réponse devrait aller de soi.