L’Opéra de quat’sous est une réussite lyrique et théâtrale portée par le metteur en scène Thomas Ostermeier, la troupe de la Comédie Française et l’orchestre le Balcon. On y retrouve l’esprit de Weill et de Brecht à l’aune de notre époque.

L’enjeu était délicat, même pour un metteur en scène aussi rodé que Thomas Ostermeier : adapter L’Opéra de quat’sous en français et en 2023. Refaire Brecht sans parodier Brecht. Réveiller Macky the Knife sans en nier la subtilité, qui l’inscrit dans la galerie des personnages les plus ambigus de Brecht : archétype et insaisissable, libre voyou, don juan et fils de personne. Victime de la saloperie sociale, et acteur de celle-ci. Il y a du Baal chez Macky, parce qu’on est encore dans le premier Brecht, qui dépeint ce que la pauvreté avilit en l’homme, et la cruauté de tous envers tous. Car c’est bien ça, le sujet de l’Opéra de quat’sous : la laideur d’un monde qui accepte de pousser les gens à la misère, mais pas de voir ses pauvres, comme le dit si justement Peachum. Dix ans plus tard, Brecht passera à un théâtre, comme on le sait, plus actif dans ses « paraboles ».  Mais là, ça cogne et rit jaune. Il fallait rendre ce grincement du livret de Brecht et de la musique de Kurt Weill, qui reflètent la République de Weimar à l’aube de la crise de 29. L’autre défi s’avérait de signer un opéra pour un metteur en scène qui, il nous le disait encore dans un long entretien cet été, ne s’est jamais senti à l’aise dans le monde lyrique. Et ce, avec des comédiens qui sont avant tout comédiens, et non chanteurs. Mais voilà, ils y sont parvenus. Tenir un opéra de deux heures trente, dans une langue ciselée par la traduction d’Alexandre Pateau, et interprété par une troupe du Français en très grande forme. Offrir une esthétique neuve à un blockbuster européen, portée par l’orchestre le Balcon et son chef Maxime Pascal, dont on connaît le goût des projets ambitieux. Et ce, dans une scénographie de plateau de cinéma, sans décor, si ce n’est plusieurs écrans qui reçoivent des images de l’Allemagne des années 20, des luttes sociales de toutes époques, de soirées techno…Un chaos difficile à suivre dont on finit par se détacher.

Non, s’ils parviennent à nous tenir, c’est grâce au rythme : dès la première scène, Christian Hecq trouve en Pitchum un de ses rôles les plus saillants, lui permettant de jouer du lyrique au vieux crooner, avec un sens burlesque inné. Il est temps de dire que Hecq compte aujourd’hui comme l’un des meilleurs comédiens comiques de sa génération. Ils forment avec Véronique Vella un couple musical hors pair, oscillant entre les Thénardier et Benny Hill. En réponse, un autre couple, Polly et Macheat, Marie Oppert et Birane Ba, jouent d’un burlesque plus ironique. La fausse candeur de Polly et le côté mec dur et chef de bande de Birane Ba, la voix cristalline et puissante de la première, la retenue rauque et les mimiques du second, en font un des duos les plus séduisants de la pièce. Grâce à eux, on voit à quel point Brecht et Weill passent du pastiche au sentimentalisme pour composer cette rhapsodie qu’est L’Opéra de quat’sous. Autour de ces deux couples, apparaissent des figures hautes en couleurs qui toutes ont leurs moments de grâce : la prostituée qui porte dans son regard et son allure la tristesse de la pièce est incarnée avec force par Elsa Lepoivre, Claïna Cavaron permet à Lucy d’atteindre une présence très Broadway, Benjamin Lavernhe, en chef de police, donne lui un ton très Buster Keaton à son personnage. Et puis enfin un mot sur Sefa Yeboah qui joue là son premier rôle sur la scène de Richelieu :  il éveille avec finesse une forme de poésie comique qui n’a pas besoin de beaucoup de mots, et qui n’est pas sans rappeler Harpo Marx. Et nous revoilà repartis dans les années 20. C’est bien là ce que réussissent le metteur en scène et sa troupe, rejoindre le Quat’sous de 1927, en passant par 2023. La boucle est bouclée, et le monde a bien peu changé nous murmure Ostermeier…


L’Opéra de quat’sous, Bertolt Brecht-Kurt Weill, mise en scène Thomas Ostermeier, direction musicale Maxime Pascal, Comédie Française, jusqu’au 5 novembre. Plus d’informations