Pour son 4e film en cinquante ans, Victor Erice déploie une enquête en forme de cheminement existentiel. Captivant et bouleversant.

Une vaste et vieille demeure qui sent le luxe fané, l’encaustique et les secrets d’une vie, un imposant maître des lieux en phase terminale, un valet chinois… Le vieillard a convoqué un détective privé et lui demande de retrouver sa fille abandonnée à Shanghai des années auparavant : il souhaiterait la revoir et surtout être regardé par elle avant de mourir (comme dans la chanson Nantes, de Barbara). En son préambule, le nouveau film de Victor Erice (son 4e en cinquante ans) ressemble au pastiche d’un classique hollywoodien des années quarante (Welles ? Mankiewicz ? Von Sternberg ?), à ceci près que les dialogues sont en castillan. Ce prologue est une fausse piste : la scène d’un film (fictif) inachevé car son acteur principal (le détective) s’est volatilisé en plein tournage. On se retrouve ensuite aujourd’hui, quelque quarante ans après ce tournage interrompu : le réalisateur, Miguel Garay, la soixante-dizaine éteinte et mélancolique, est invité par une émission de télé genre « Perdu de vue ». Il s’agit de retrouver trace de Julio Arenas, cet acteur disparu et ami du cinéaste : est-il mort ? Suicidé ? Assassiné ? A-t-il changé d’identité ? Miguel va entamer une enquête à double fond sur Arenas et sur lui-même (ses échecs professionnels et amoureux), sous la bienveillance invisible des puissances du cinéma.

Fermer les yeux conte une histoire extrêmement romanesque, touffue, feuilletonesque, à la Almodovar, mais dans un style dépouillé, totalement dénué d’effets de séduction, pour le coup à mille années-lumière d’Almodovar. Cette humilité du geste parvient pourtant à captiver et à amener vers des pics d’émotion qui font penser à l’art minimal d’Ozu. Ou de Ford. De légers tressaillements nous saisissent lors d’une rencontre de Garay avec la fille d’Arenas, car elle est jouée par Ana Torrent, la gamine de L’esprit de la ruche (et de Cria Cuervos), premier film d’Erice. Autres vibrations quand Garay et ses amis pêcheurs andalous entonnent à la fraîche My Rifle, my pony and me, la chanson de Rio Bravo. La séquence finale surpasse tout, quand le film (dans le film) de Garay et celui d’Erice se fondent en une seule et même séquence qui serre la gorge. On saisit alors à quel point Fermer les yeux, balade existentielle calme et flâneuse, n’est pas seulement l’enquête-bilan de Garay mais celle d’Erice sur sa vie et son destin de cinéaste parcimonieux.

Difficile de comprendre pourquoi ce film n’était pas en compétition où il aurait fait un candidat crédible à la palme. Toujours est-il que quand on a un peu vécu, regardé pas mal de films et avoir été regardé par eux, connu des échecs, l’usure et l’étonnement devant l’agitation vulgaire de notre époque, on est profondément touché par les regards vivants mais un peu las de Manolo Solo/Garay, de José Coronado/Arenas et de Victor Erice, ces vieux cowboys du cinéma en partie retirés de notre société (ou de son écume mercantile et spectaculaire) pour ruminer leur propre énigme existentielle. Fermer les yeux, c’est ce que l’on fait quand on laisse glisser une larme, ou quand on embrasse… ou quand on écoute ce film, merveille de force tranquille, celle que l’on déploie quand on n’a plus rien à revendiquer, plus rien à vendre, seulement une expérience de vie à offrir et partager.

Fermer les yeux de Victor Erice. Avec Manolo Solo, José Coronado, Ana Torrent. Sortie le 16 août, Haut et Court

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