Justine Triet, avec Anatomie d’une chute, a remporté la Palme d’or à Cannes cette année. L’équipe de Transfuge en parle à bâtons rompus, et reste globalement sur sa faim.

Vincent Jaury :

Une première question à propos de l’unanimité qui s’est faite autour du film de Triet. À toi, Jean-Noël qui est plutôt du côté du dissensus, que penses-tu de cette unanimité ?

Jean-Noël Orengo :

C’est l’un des problèmes du film : sa réception unanime.

Ce n’est pas un mauvais film, mais sa réception indique autre chose : le choix de la facilité. Il y a des “trucs” formels, mais pas de risques ni réellement d’enjeux.

Le mieux pour moi, c’est cette dispute entre Hüller et son mari, deux écrivains. Formidable. On passe dans un autre film, beaucoup plus personnel, le rapport impossible entre deux créateurs liés par l’amour. Là, ça devient bien, le jeu des acteurs est plus fort. J’ai revu Drive My Car, qui met en scène aussi le rapport amoureux et créateur. C’est beaucoup plus radical que cette Anatomie.

Le procès lui est mal foutu, une direction d’acteur à la française, mauvaise… Les questions de l’avocat général notamment, on sent l’épisode de série française, façon Plus belle la vie ou Alice Nevers. Même conviction en carton des acteurs à incarner ce qu’ils font. Le reste du temps, les personnages nous apparaissent scénarisés, pas filmés. Voilà, j’arrête là, ne me déteste pas Séverine, je crois que tu as adoré le film…

Séverine Danflous :

Jean-Noël, que te répondre ? Ça frise la mauvaise foi (Alice Nevers, pff et puis quoi encore…). Donc le procès : comment filmer un procès, c’est une gageure après plus de soixante ans de films de genre, souvent américains, je ne vais pas te faire un cours de cinéma : champ contrechamp ou filmer les dialogues, les visages, la parole en action, sans ennuyer le spectateur, sans faire comme si cela n’avait pas été déjà filmé mille fois : caméra virtuose, démonstrative à la De Palma ou discrétion de la mise en scène fleischerienne ? Si elle avait opté pour une mise en scène appuyée, on aurait souligné les effets, une mise en scène discrète, on lui reproche son absence ou sa trop grande maîtrise, son trop grand classicisme.

Sinon, la dimension du couple de créateur et la réflexion sur le territoire de chacun me passionnent et mettent en abyme celle des co-scénaristes. C’est très juste et fort.

Sur la mise en scène : j’aime le choix du son, le hors-champ qui invite l’absent dans le champ ; puis le côté serré, très sec du film ; le choix des voix, de tout ce que l’on cache et qui fait que l’on suspecte cette femme. L’enregistrement des voix…

Et puis il y a des belles phrases comme : « quand on perd, on perd et c’est fini et quand on gagne, rien, il ne se passe rien.” cette victoire amère, c’est si fort.

Sur l’écriture, c’est passionnant, j’ai repensé à Zelda et Scott Fitzgerald, il lui pique des lettres et des morceaux de son journal pour Tendre est la nuit, elle lui en veut furieusement et réussi à publier Accordez-moi cette valse. Lui se dédouane, et il a raison, il a pris quelques phrases mais ce n’est pas ça qui fait l’œuvre.

Vincent Jaury:

Toi, Fréderic, je crois que tu es plus mitigé sur le film…

Frédéric Mercier:

Sur l’unanimisme d’abord : étrange parce que ce n’est pas un phénomène français. À Cannes personne n’a discuté le film. Je n’ai jamais connu un tel phénomène. Ce qui m’étonne car à la sortie de la projection, je ne me suis pas senti transcendé comme pour le film de Ceylan qui explore plus intensément les relations avec les personnages et propose un rapport au monde plus personnel.

Après, c’est un peu comme Jean-Noël : je trouve le film réussi, il y a une sorte d’efficacité. Je le trouve aussi profond sur la question du doute, de la construction et tout ce qu’il questionne dans la fabrication du couple. Cette question de l’équilibre conjugal est plutôt bien explorée par le film sans que cela ne soit jamais pompeux. Néanmoins, je suis plus mitigé sur deux trois choses concernant le scénario : cette histoire de chien à la fin m’a paru capillotractée, un ressort scénaristique qui ne fonctionne pas, trop artificiel, il m’a sorti du film. Cela est arrivé plusieurs fois dans le film.

Et l’interprétation de Reinhardt me paraît trop volontariste, trop en avance sur le personnage, trop “une idée”. Je n’ai pas vraiment l’impression d’accéder à des personnages mais plutôt à des idées de personnage, un film de procès et un théâtre d’idées.

Une chose aussi, Triet dit qu’au niveau de l’image, elle a voulu que ce soit inconfortable. Je n’ai ressenti aucun inconfort pendant la projection.

Jean-Noël Orengo :

Au moins ce film a le mérite de nous épargner les poncifs actuels de la politisation du sexe, du couple, de la race ou de la face cachée de la Lune.

Avant de le voir, j’avais peur de tomber sur un spécimen de ce genre.

Là non, pas du tout.

Vincent Jaury:

Le film est apolitique ?

Jean-Noël Orengo :

L’un de ses mérites est d’être apolitique sur un sujet hautement politisé, aseptisé, climatisé : les rapports homme/femme.

Serge Kaganski:

Il est apolitique au sens où son sujet ne concerne pas les grandes questions collectives, mais il l’est au sens où il explore la politique du couple : rapports de force, égalité, compromis, répartition des tâches domestiques, du temps consacré à son travail…

Jean-Noël Orengo :

Une histoire d’amour, par nature apolitique, impossible à politiser sauf à la trahir. Le film ne trahit jamais l’amour des protagonistes par de grotesques considérations “politiques”.

Ce que tu dis Serge des rapports de couple, eh bien ils ne sont pas traités sous l’angle de la politique mais de la création.

Jamais la politique n’intervient. La seule question c’est : comment dégager du temps pour faire mon œuvre. C’est fort beau, hélas pas exploré.

Vincent Jaury:

Serge, faut-il crier au chef-d’œuvre ?

Serge Kaganski:

Sans remettre en cause mon appréciation très favorable du film, j’éprouve les mêmes réserves que Fred et Jean-Nö sur la facture plastique du film.
Anatomie est formidable par son scénario, sa dramaturgie, ses rebondissements, ses acteurs. Mais sur le plan cinéma, j’admets qu’il n’y a pas forcément de quoi crier au chef-d’œuvre. Le plus intéressant dans le travail esthétique de Triet, c’est le son. Mais, d’une part, Godard, Tati, Lynch ont fait plus complexe, plus novateur avec la mise en son. D’autre part, visuellement, y a-t-il beaucoup de plans marquants dans Anatomie ? En y repensant, pas vraiment. 
J’ai vu ces derniers jours le Erice, le Breillat, le docu sur Godard, le Campillo et le film-annonce du Ceylan, autant de films et d’images très frais dans mes rétines. Et autant de films où la puissance formelle, le style visuel, le cinéma, éclate en un plan ou deux (et cela peut être très simple, très humble, très dépouillé, comme dans le Erice). 
Un collègue a dit en sortant de la projo Triet, « mouais, bof, c’est du Cayatte ». C’est très sévère, presque méchant, mais je crois voir où il voulait en venir : Anatomie, c’est avant tout du scénario, du récit, de la dramaturgie, mais niveau cinéma, ce n’est pas si extraordinaire que ça. Je pinaille, mais il s’agit de la palme et d’un film qui a déclenché les louanges maximales de 80-90 % de la critique.
Et là, on retombe sur un des thèmes de notre discussion : l’unanimisme critique. Je l’explique de la façon suivante : l’influence des séries TV qui module le regard de la critique. Comme les séries, Anatomie est fondé sur des rebondissements, des cliffhangers, des personnages fouillés, un récit plein de virages, de mystères et de détours avant d’en arriver vers son terminus. C’est très prenant, très virtuose dans l’écriture, mais le cinéma, la pensée par le cinéma, est le parent pauvre des séries. Ici aussi, même si la mise en scène de Triet est plus intéressante que celle de la plupart des séries. Quand je compare l’impression visuelle qui me reste du Triet à celle du Breillat (limpide et tranchante comme la ligne claire), à celle d’Erice (humble, minimale, à l’os comme du Ozu), à celle de Godard (chez lui, chaque plan est une œuvre d’art !), à celle de Campillo (très inspiré avec son regard de réminiscence à hauteur d’enfant), Triet pâtit de la comparaison.
Pour résumer : j’ai été emballé par un récit plutôt que par une pensée forte du cinéma. Godard disait « je ne fais pas des films, je fais du cinéma ». Triet, c’est un peu l’inverse.

Anatomie d’une chute, Justine Triet, Le Pacte, en salles mercredi 23 août

Découvrir la bande annonce du film en suivant ce lien.