C’est le premier évènement du Festival d’Avignon : Welfare, l’adaptation du film mythique de Wiseman par Julie Deliquet dans la Cour d’Honneur d’Avignon, est une réussite de grâce, et de délicatesse.
Depuis combien de temps n’avions-nous pas vu une si simple humanité en Cour d’Honneur ? Hier soir, pour la deuxième représentation de Welfare, ce fut une dizaine d’hommes et de femmes qui imposèrent, à la manière la plus noble, c’est-à-dire l’air de rien, une profonde histoire commune. Oui, Julie Deliquet et ses acteurs réussissent à faire vivre dans ce lieu qui appelle le spectaculaire, des individus dans une situation tragiquement banale, la misère, et ce en ramenant le théâtre à son expression la plus délicate : des corps, des voix, des situations. Et du vide, des espaces inhabités, sans éclats. Fondant sa mise en scène sur l’axiome fameux du less is more, Deliquet évite tout effet ; à peine quelques moments musicaux, interprétés par les acteurs, au cours de près de trois heures de représentation. Rien pour plaire, rien pour détendre l’atmosphère. Nous sommes parmi les hommes, dans leur journée, au sein d’une situation dense et irrespirable. Et c’est à leur souffle que nous sommes suspendus. À leurs faims, à leurs urgences, à leurs paniques. Et ce, dans un lieu qui nous est pour la plupart, méconnu : un centre d’aide sociale. Un lieu qui est une marge, et en ce sens, existe à peine. Un lieu que Deliquet a voulu sobre, vague scénographie de gymnase, parce qu’il est par essence précaire. À l’image de la situation, à l’image de la part de faillite de l’Amérique et de ses promesses d’opulence. Deliquet, comme Wiseman, nous fait toucher la misère, dépouillée de ce qui la masque : le tragique et le politique. La pauvreté, dans son plus simple et son plus fraternel appareil. La pauvreté, dans sa violence, son absurdité, sa fatalité. Et ce à travers des hommes et des femmes, de tous âges, de toutes histoires, de toutes « identités ». Ils sont jeunes, vieux, malades, enceinte, ex-drogué, ancien prisonnier, fous. Ils ne sont jamais attendus. De la même manière, les travailleurs sociaux, empêtrés dans l’administratif, ne sont ni des anges, ni des salauds, ni même des figures kafkaïennes. Ils sont des individus, plus ou moins sympathiques, essentiellement impuissants. C’est la force des acteurs, tous impeccables, de les jouer hors des clichés, c’est la puissance de la vérité documentaire de Wiseman bien sûr, mais c’est aussi la manière dont Deliquet a tenu tout cela, dans un équilibre périlleux. Ainsi la distance qu’elle instaure entre les acteurs qui semblent se parler de loin, témoigne, de manière habile, du monde qui sépare ceux qui mangent à leurs faims, et les autres. Il n’y aura pas de réconciliation, de happy ending dans la pièce, la distance demeurera entre les acteurs jusqu’au bout. Et s’ils ont l’air égarés sur cette scène, dans cette cour, c’est à l’image des individus sont perdus dans le système administratif de l’aide sociale.
Avec intelligence, la metteure en scène n’a pas voulu transposer le film de Wiseman en France en 2023, elle est restée fidèle aux individus qu’il nous faisait découvrir, et aux cinquante ans qui nous en séparent. Il lui fallait cette distance pour faire des gens du film, des personnages tels qu’ils apparaissent dans sa pièce. Car c’est bien cela qu’elle offre au film de Wiseman : une dimension fictionnelle, nous pourrions oser dire mythique. Mais au sens où Beckett livre des mythes, à l’os des phrases échangées entre ceux qui ne parviennent plus à se parler. Ici, le mythe naturaliste de la marge. Des vaincus, des figures que Frederik Wiseman a passé sa vie à faire vivre de la même manière : en décrivant, en donnant la parole. Hors des discours et des mystiques. Ainsi, cette scène inouïe qui voit un vétéran raciste affronter un policier noir. Ce qui est dit de la haine du premier pour le second semblerait fou, si ce n’était la vérité obsessionnelle du raciste. Ni plus ni moins, dans ce lieu sans spectaculaire, que les pulsions primitives qui traversent les sociétés d’aujourd’hui. Pas d’incantation, pas de religiosité étouffée chez Deliquet comme chez Wiseman, mais une idée de l’homme en juif errant, tel qu’il est raconté dans un bouleversant monologue final par l’un de ces « errants » de l’aide sociale. Puis ils disparaissent et réapparaissent, figures invisibles et fondatrices de nos sociétés. Oui, nous sommes parmi les juifs errants de notre civilisation, mourant de faim et souffrant sous nos yeux, de la seule manière possible, fatale et prosaïque.
Welfare, de Frederick Wiseman, mise en scène Julie Deliquet, Cour d’Honneur, jusqu’au 14 juillet.