Le 28 juin, la Soirée Nomade de la Fondation Cartier accueillait une conversation entre Laure Adler et le critique d’art Hans Ulrich Obrist à l’occasion de la sortie d’Une vie in progress, son premier livre confidentiel et autobiographique.

« En vieillissant, avez-vous une meilleure connaissance de vous-même et savez-vous mieux qui vous êtes ? ». La voix grave et appuyée de Laure Adler, qui va toujours droit au but, s’élève comme un mantra dans le jardin de la Fondation Cartier. Derrière elle, immobiles, les immenses crânes amoncelés du sculpteur Ron Mueck veillent en silence, décor fantomatique filtré par les hautes baies vitrées du bâtiment de Jean Nouvel, présent dans l’assistance, aux côtés de Jack Lang qui a aussi fait le déplacement. L’artiste australien, rarement visible, bénéficie actuellement d’une exposition exceptionnelle, rappelle Hervé Chandès, directeur général du lieu. Mais en cette soirée chaude du 28 juin, le public est venu assister à un autre événement. La Fondation Cartier accueille une conversation inédite entre la journaliste et le critique d’art et commissaire d’exposition Hans Ulrich Obrist. L’homme aux mille et une interviews, qui voyage en train de nuit depuis ses 17 ans pour visiter les ateliers d’artistes aux quatre coins du monde, est déjà mythique. Il est ici pour parler de lui et, pour une fois, non des artistes qu’il côtoie assidûment. L’heure est aux confidences. Silhouette haute, chemise souple et ample sur un torse carré, ce « baroudeur » de l’art contemporain serait entré dans l’intimité de plus d’artistes actuels que quiconque. Gerhard Richter, Annette Messager et Christian Boltanski – les premiers qu’il rencontre à Paris – Etel Adnan, Agnès Varda, Dominique Gonzalez-Foerster, Philippe Parreno, Hans-Peter Feldmann, Alighiero Boetti, Peter Fischli et David Weiss… Commençant par les interviewer dans sa cuisine, avec sa nonchalance empathique si caractéristique. La liste est interminable et ne cesse de s’étoffer. 

Très jeune, c’est ici même, à la Fondation Cartier, qu’il a l’opportunité de faire une résidence de trois mois, durant lesquels il fera plus de cent visites d’ateliers. Première pierre d’un parcours hors-norme. Mais d’où vient cette urgence ? A l’âge de six ans, un grave accident de voiture le laisse entre la vie et la mort plusieurs semaines. Dès lors, il ne perdra plus une seconde. Et cette envie de devenir découvreur d’artistes ? Elle aurait germé dans la Suisse de son enfance, à Zurich, où il est très vite fasciné par les affiches du Festival de Montreux mais aussi, plus anecdotique, par les images publicitaires d’une poudre médicamenteuse que ses parents achetaient en pharmacie. Ses yeux d’enfants boivent alors l’art populaire qui envahit la rue. Le critique d’art restera toujours attaché à cette idée de l’art qui existe par d’autres biais que les musées et qui entre dans la société. Sa parole fuse, détaillant aussi bien son enfance que ses aspirations actuelles. Laure Adler est là pour qu’il se livre. « C’est la première fois que j’écris un livre personnel, grâce à mon éditeur, qui m’a appelé à huit heures tous les matins pendant les confinements pour que je m’y mette » confie-t-il en riant. Il faut dire que sa vie est truffée d’anecdotes incroyables, de l’installation désopilante d’Agnès Varda déguisée en pomme de terre à la Biennale de Venise à Umberto Eco qui l’invite dans la pièce secrète de sa maison pour y découvrir de précieux manuscrits médiévaux après avoir soigneusement refermé la porte à clef derrière lui. L’écrivain, inquiet de la disparition programmée de l’écriture manuscrite lui aurait également confié la mission de trouver un moyen de la préserver. Depuis, sur son compte Instagram, Hans Ulrich Obrist filme chaque jour une écriture manuscrite d’artiste. Mais un de ses autres talents est de faire se rencontrer des personnalités qui ne se connaissaient pas auparavant, ce qu’il applique à la très réputée Serpentine Gallery de Londres dont il est le directeur artistique. « Je suis un faiseur de jonctions » dit-il en citant la pensée archipélique d’Edouard Glissant, une de ses plus grandes inspirations. A la fois soucieux de préserver le passé – les archives de ses discussions avec les artistes font l’objet d’un cycle d’expositions à la Fondation Luma à Arles – et curieux de l’avenir – il est commissaire de l’exposition Worldbuilding, jeux vidéo et art à l’ère du digital au Centre Pompidou-Metz qui vient d’ouvrir ses portes – le critique d’art caresse un rêve : « celui de créer un Black Mountain College pour notre époque ».

Hans Ulrich Obrist, Une vie in progress, Seuil, mai 2023, 21 €

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