Première mondiale pour Into the Hairy : quand Sharon Eyal semble aussi inquiète de l’état du monde que Jean-Paul Montanari, directeur de Montpellier Danse, qui nous prend à partie sur l’époque et ses dangers.

On en sort estomaqué. Sharon Eyal a osé. Osé quoi ? Prendre tout le monde de court. La première mondiale d’Into the Hairy promettait un pas de plus vers une Eyal plus sereine. Il n’en fut rien. Pendant qu’à Paris, au Théâtre des Abbesses, se donnait encore Promise, une belle promesse de partage joyeux de l‘être-ensemble, un septuor créé sur mesure par Sharon Eyal pour la compagnie allemande Tanzmainz, la vedette israélienne lançait à Montpellier un uppercut chorégraphique qui pose un regard glaçant sur notre époque. On avait certes senti l’Israélienne partir sur des sentiers nouveaux, mais dans une direction différente. On est d’emblée frappé par le son, car pour Into the Hairy, elle change de compositeur. Ori Lichtik qui avait défini l’univers d’Eyal depuis ses débuts, cède ici sa place au jeune DJ et compositeur britannique Koreless qui s’est fait un nom à travers les festivals du monde entier : Sonar, Warehouse Project et tant d’autres. Il a ici composé (si ce n’est construit), une sorte de lutte musicale entre une boîte à rythmes impitoyable et la douceur d’instruments traditionnels à cordes, d’Afrique et d’ailleurs. 

Derrière un rideau de gaze, cachées par un brouillard assez épais, sept créatures dansent en cercle et en harmonie, faisant éclore une fleur humaine. Le plaisir de bouger est palpable. Mais tous ont des visages gris, et bientôt c’en est fini des déhanchements. Une ambiance expressionniste et fantomatique s’installe, le son de la guerre se fait entendre et le corps de ballet façon Eyal se fait plus mécanique que jamais. Un homme se détache du groupe et se lance dans un solo, comme poussé par une urgence de survie. La chute vers le néant est vertigineuse et le ballet des fantômes rappelle l’ambiance dans l’art des première ou deuxième guerres mondiales. Eyal défie dévie de la voie qui semblait l’amener vers des œuvres plus légères et consommables. Il faut du courage pour s’opposer ainsi aux attentes et s’emparer de la scène pour tendre le miroir à un monde qui voit remonter le fascisme et qui replonge dans la guerre. 

Même longueur d’onde chez Jean-Paul Montanari, maître des lieux, qui fut décoré Commandeur de l’Ordre des Arts et des Lettres à une heure nocturne, le soir de la première de Into the Hairy. Récompense de plus de quarante années passées à la tête du festival, et au service des chorégraphes du monde entier. Prenant la parole à la suite des éloges prononcés par Michaël Delafosse, maire de Montpellier et Christopher Miles, directeur  de la Direction Générale de la Création Artistique au Ministère de la Culture, où l’on dessina le tableau idyllique d’une métropole et d’une région en meilleurs alliés de l’art chorégraphique, il refusa le sourire de convention et rappela l’état du monde : la guerre en Ukraine, la dégradation du statut de l’œuvre d’art dans une société de plus en plus orientée vers l’événementiel et le spectaculaire, la montée de la violence au quotidien, la crise climatique… Parle-t-on ainsi lorsqu’on se projette dix années de plus à la direction d’une institution ? À mot couvert, avec ses bilans et scénarios de fin de cycle, Montanari nourrit l’hypothèse de la retraite, sans doute pour continuer à la déjouer…  

Montpellier Danse, 43e édition. Jusqu’au 4 juillet 2023