Montrer l’œuvre de Picasso est devenu un numéro d’équilibriste périlleux. À l’occasion du cinquantenaire de sa mort, beaucoup d’expositions sont pourtant programmées, à l’initiative du Musée national Picasso-Paris, pour célébrer son génie.
Je suis une femme, critique d’art, journaliste et j’aime Picasso. Quiconque a fait de l’histoire de l’art et connaît son œuvre ne peut nier son importance phénoménale. Lorsque j’ai découvert ses tableaux, au même titre que lorsque j’ai été bouleversée par un marbre de Rodin, une page de Céline, un paysage de Gauguin, je ne me suis pas immédiatement intéressée à la vie de ces artistes. Le trouble est juste venu de la magie de l’œuvre.
Or aujourd’hui, il faudrait remettre en cause le génie artistique au prétexte que l’artiste, dont on décortique la biographie, ne serait pas un homme (ou une femme) irréprochable, qu’il ou elle serait même potentiellement coupable de crimes domestiques dans sa vie intime. Pour Picasso, ce sont ses femmes, nombreuses, qui, de leurs propres aveux l’adoraient, en même temps qu’elles ont toutes souffert, sans exception, de son comportement tyrannique, dominateur, en un mot très à la mode, patriarcal. Il aurait été un artiste violent avec les femmes et personne ne s’en serait soucié. Mais l’animal est un mythe, et cela change tout. Car il est devenu l’archétype du sale type qu’il faut absolument déboulonner pour pouvoir refaire l’histoire.
Plus grave, dois-je donc me demander, en tant que femme, critique d’art, si je peux encore regarder un Picasso, suintant donc de l’hégémonie dominatrice masculine ? Cette question fait froid dans le dos tant elle induit qu’il faudrait attribuer un genre, un sexe, au regard esthétique ? Les musées organisent aujourd’hui des débats pour éclairer l’œuvre sous cette lumière dite patriarcale dont il faudrait se prémunir afin de construire une histoire de l’art plus juste, ou plutôt plus pure… L’occasion, espérons, de recentrer le sujet sur l’apport esthétique du maître. Récemment, les livres de Laurence Madeline, directrice du Musée des beaux-arts de Besançon et spécialiste du peintre, Picasso. 8 femmes (Hazan) ou Marie-Thérèse Walter et Pablo Picasso, biographie d’une relation (Scala), s’ils présentent un Picasso macho et irascible, nuancent aussi le propos, rappelant que loin d’être uniquement des muses, les femmes de l’artiste eurent aussi leur vie, pour certaines indépendantes et engagées. A contrario, la biographie fleuve de l’historien d’art anglais John Richardson brosse un portrait picassien fougueux teinté des effluves de la vieille garde masculine, les femmes étant réduites au statut de muses, modèles, emmerdeuses… Dans ces flots d’écrits, d’avis et de crispation, il s’agit aujourd’hui de trouver la voie de la nuance et de la qualité.
Au prétexte de faire la lumière sur l’homme, ne crée-t-on pas un biais du regard ? En témoigne l’exposition qui s’apprête à ouvrir au Brooklyn Museum It’s Pablo-matic : Picasso according to Hanna Gadsby mettant en dialogue des œuvres de Picasso avec celles d’artistes femmes. Si la remise en lumière de ces dernières est absolument nécessaire, il est aujourd’hui regrettable que l’œuvre de Picasso ne soit plus regardée que par le prisme d’un regard critique féministe, au point d’en être son exutoire… Et alors qu’une guerre d’agression détruit actuellement l’Ukraine, ne serait-il opportun d’évoquer plutôt le Picasso de Guernica ?