Simon McBurney restitue avec brio l’humour caustique du roman Sur les ossements des morts de la prix Nobel Olga Tokarczuk.
« Le ciel est suspendu au-dessus de nos têtes, sombre et bas, semblable à un écran sale sur lequel se disputent d’implacables batailles de nuages. » Debout à l’avant-scène, Kathrin Hunter s’adresse à la salle en parlant dans un micro fixé à un pied. Jusqu’à la fin, ce micro ne bougera pas de sa place. Il est ce qui permet à l’actrice d’assumer son rôle d’héroïne et narratrice du roman d’Olga Tokarczuk, Sur les ossements des morts ; autrement dit d’être cette Janina Doucheyko, ingénieure en retraite reconvertie en professeure d’anglais, fan de William Blake qui tout au long du livre parle à la première personne. Le paysage qu’elle évoque, un plateau en montagne quelque part au cœur des Sudètes près de la frontière tchèque, suscite l’impression à la fois physique et mentale d’un monde poisseux où plane quelque menace. À quoi s’ajoute la sensibilité, empathique, voire épidermique, de Janina à son environnement ; qu’il s’agisse de la nature en général – avec une place de choix réservée aux animaux –, des personnes ou même des objets.
Au début de la représentation, la silhouette menue de Kathrin Hunter, un sac en plastique vide à la main, se détache sur un fond obscur où, vêtus de noir, le visage dissimulé, des officiants s’affairent comme dans une pièce de bunraku. En adaptant au théâtre le roman d’Olga Tokarczuk, Simon McBurney multiplie les prodiges d’ingéniosité pour en restituer non seulement l’atmosphère crépusculaire aux accents cosmiques, mais aussi l’humour piquant. Comme si du cosmique au comique, il n’y avait qu’un pas, à croire que les deux entrent en résonance dans l’esprit retors, délicieusement ironique de l’héroïne. Une des meilleures idées de ce spectacle étant d’avoir choisi Kathrin Hunter pour le rôle principal. Avec une gouaille aussi sarcastique que pétillante, l’actrice réussit le tour de force de jouer sans jamais relâcher la tension, ce texte particulièrement dense. En témoigne cette séquence hilarante au poste de police où elle dépose une plainte pour assassinat après la découverte d’un sanglier mort, abattu par des chasseurs. Face aux policiers déconcertés par son témoignage, elle se lance dans une diatribe virulente sur les souffrances infligées aux animaux par les humains. Sentant qu’on ne l’écoute pas, elle s’adresse à un caniche entré là depuis quelques minutes avec son maître. Puis, pour étayer sa demande, elle jette sur le bureau du policier qui enregistre ses doléances un morceau de la peau ensanglantée du sanglier, produisant stupeur et effroi chez le fonctionnaire et sa collègue.
Beaucoup la considèrent comme une vieille folle, ce qui n’est pas pour lui déplaire. L’ironie de l’affaire, c’est que la police est préoccupée par une série de meurtres inexpliqués dont les victimes ont en commun d’être des chasseurs. À chaque fois des traces d’animaux laissent entendre que ceux-ci se livreraient à une forme de vengeance sur leurs prédateurs. Qu’une hypothèse aussi aberrante ne soit jamais totalement écartée donne une idée de l’atmosphère troublée de ce spectacle où, entre deux citations de William Blake, tel ce « Conduis ton char et ta charrue sur les ossements des morts », qui donne son titre au roman, Janina établit aussi des thèmes astraux. Régulièrement le fond de scène s’illumine de diagrammes visant à interpréter la position des planètes. Un soir d’été, après avoir fumé un joint avec deux amis, ils entonnent une version désopilante de House Of The Rising Sun avant de s’allonger sous les étoiles. Pendant ce temps-là, les meurtres continuent. Nous gardant de divulguer la fin, on recommande vivement d’aller voir la formidable version théâtrale qu’en donne Simon McBurney. D’autant plus réussie que, sur un thème qu’on aurait plutôt imaginé traité au cinéma par les frères Cohen, le metteur en scène fait des étincelles.
Drive Your Plow Over the Bones of the Dead (Sur les ossements des morts), d’après Olga Tokarczuk, adaptation et mise en scène Simon McBurney. Du 7 au 17 juin à l’Odéon théâtre de l’Europe.