Je sortirai cette nuit sous un ciel peuplé d’étoiles Je ne connais qu’une envie Je veux retrouver mon âme. Ce sont sur ses paroles du Troupeau de Jean-Louis Murat que s’achèvent dans le train qui me ramène à Paris les dix jours de cinéma, de fêtes, de rêveries, d’errances nocturnes et amicales de cette 76ème édition cannoise. La mort à 71 ans du prodigieux barde auvergnat (dont l’œuvre n’aura pas eu la reconnaissance qu’elle méritait) aura obscurci une Compétition d’un bon niveau général comme d’un Palmarès qui ne correspond ni à mon goût ni à ma sensibilité mais cohérent et témoignant une certaine hauteur de vue. Au fond comme il arrive souvent, ce Palmarès me parait réussi bien que distribué dans le désordre. 

Pour autant, je n’ai pas pu m’empêcher de sourire en lisant les louanges adressées depuis samedi soir à Ruben Ostlund par tous ceux qui auront passé un an à le conspuer en le traitant de tous les noms. « Dans mes bras », « Tout est pardonné » etc… pouvait-on lire sur les réseaux sociaux après l’annonce de la Palme d’Or. Bref, quand un artiste est d’accord avec vous, avec vos choix, qu’importe le sale con qu’il vous paraissait être jusqu’à présent par ses œuvres. Certains se seront étonnés de ses choix, alors que, comme l’a très justement remarqué Stéphane Goudet sur Facebook, il suffit d’avoir vu ses films pour comprendre que l’analyse des mécanismes du couple proposé par Justine Triet a très bien pu intéresser le réalisateur de Snow Therapy et Happy Sweden.

Anatomie d’une chute : Palme d’or

Il y a en effet dans Anatomie d’une chute assez d’expression du doute, de réflexions réversibles, d’ampleur d’analyse, de multiplications de focales, d’amplitude du regard pour avoir plu à l’auteur de Play.  Dans Anatomie d’une chute, Justine Triet documente l’organisation d’un couple de parents. Elle s’insinue dans les méandres d’une très ancienne intimité. Le titre est particulièrement juste. S’il y a bien une chute à anatomiser, c’est celle de ces deux artistes qui avaient réussi pendant des années à maintenir avec leurs propres moyens un équilibre conjugal. Qu’importe au regard moraliste de Triet que ce soit elle qui ait tué son mari ou qu’il se soit suicidé : au fond un jour, ce sur quoi on tient, ce sur quoi on se bâtit une existence se fissure puis s’éboule. Il reste alors à l’enfant qui survit à cette chute d’inventer les moyens de bâtir un nouvel équilibre vital avec l’autre survivant. 

C’est la force indiscutable de ce film que d’être parvenu à mettre à jour ces questions complexes sans didactisme mais avec sensibilité. Ce qui m’étonne davantage c’est la quasi-unanimité à l’égard de ce film assez laid (ces choix de lumière, de texture, d’images floues, son côté vintage très coquet), aux effets parfois balourds (ces zooms, ces cadres approximatifs) ce cinéma de scénario très psychologique, lesté de quelques invraisemblances, de multiples allégories dignes d’un théâtre d’idées comme cette fin canine, discutable. Discutable, oui ! Or ce qui m’étonne, c’est que ce bon film (j’insiste) ait autant plu, ait émerveillé sans soulever (il y en a bien entendu ici et là, parfois passionnantes) davantage d’objections, d’analyses alors qu’il est (ce n’est pas forcément une tare) l’un des très rares films de la Compétition dépourvu d’identité (chaque film de Justine Triet est différent dans sa facture des précédents), sans vision singulière du cinéma, sans réelles marques d’auteur au milieu d’un festival où nous avons pu en une demie seconde reconnaître le geste, les choix et les mondes d’Aki Kaurismaki, Alice Rohrwacher, Marco Bellocchio, Nanni Moretti, Catherine Breillat, Todd Haynes, Ken Loach et Nuri Bilge Ceylan.

Les Herbes sèches de Nuri Bilge Ceylan : Prix d’interprétation féminine. 

Si je tiens le réalisateur palmé de Winter Sleep comme l’un des plus grands réalisateurs en activité, aux côtés des grands inventeurs et poursuiveurs de la modernité cinématographiques, c’est peut-être parce que durant 3H17 de joutes verbales, pas un dialogue n’est filmé de la même façon. Pendant 3H17, pas un personnage ne reste figé. Ils existent, évoluent et nos sentiments à leurs égards ne cessent de se transformer. Durant 3H17, Ceylan nous permet de suivre et accompagner les variations d’âme de ses personnages avec une précision, une attention, une sincérité et une inventivité permanente ; ce qui rend au moins logique le Prix d’interprétation féminine remis à l’inoubliable Merve Dizdar. 

Trop souvent considéré avec superficialité comme un émule maniéré d’Antonioni, un rabat joie lent et misanthrope, on oublie combien chez Ceylan, le cinéma est une fête expressive de chaque instant. Chacun de ses films nous offre une manne d’inventions et à beauté. Il suffit de comparer les deux scènes pivots de son film à celui de Justine Triet pour toucher du doigt l’idée de cinéma qui produira toujours quelque chose de puissant en moi. Il ne s’agit pas de les opposer pour les opposer mais d’essayer de comprendre ce qui m’a rendu l’une talentueuse et l’autre génial. Scène de dispute conjugale chez Triet où affleurent sous les invectives les oripeaux d’une ancienne tendresse disparue. Scène de séduction chez Ceylan mais en forme de joute philosophique et politique où s’opposent le marxisme de l’une au nihilisme de l’un dont l’autre décèle la libéralité. Triet achève ce morceau de bravoure par un hors champ : on ne voit plus la scène, on l’entend. Ce qu’on entend alors, c’est la violence implacable du désamour, voire de la haine. Pour moi, ça reste une idée. Je sens le souffle du scénariste me murmurer des idées, des concepts. Ceylan, lui, coupe et décentre la perspective et raccorde au milieu d’une nuque, filmée comme une colonne grecque. Juste après, ce personnage disparait du salon et, avant de rentrer dans la chambre de la femme, s’aventure en un raccord mouvement dans les coulisses en studio du film. Sidération après 2H30 de séance de découvrir l’envers d’un décor si ténu, nu et austère. Ceylan s’offre une liberté inouïe, inattendue et inexplicable, une liberté muette de cinéaste afin de demeurer du point de vue des affects au diapason exact des sentiments de son personnage à ce moment précis. Il me fait ressentir par le cinéma un sentiment inédit qui m’anime, me bouleverse, me transforme. Par ce geste déjà abondamment commenté, il permet aussi à son acteur de se libérer un instant de l’étreinte parfois insupportable du personnage parfois odieux qu’il doit défendre. Sans un mot, par cette stase, Ceylan provoque effroi et sidération dans un geste fou de cinéma que la littérature ne pourra jamais reproduire. Ce n’est pas qu’une idée. Ce qui marque la différence, ce qui explique pourquoi un film me plait mais indiffère un peu mes entrailles quand l’autre me hante, c’est une croyance totale en d’infinies puissances expressives qui dépassent celles d’un romanesque naturalisme un peu tiède et convenu (que je connais trop bien, avec lequel je suis trop en confort). 

The Zone of Interest de Jonathan Glazer : Grand Prix

Même si je trouve le film moins réussi que celui de Justine Triet, je crois que j’aurais préféré que la Palme revienne à The Zone of Interest de Jonathan Glazer. Il y aurait eu davantage de discussions. Dans ses intentions, cette évocation de la vie quotidienne d’une famille allemande dans une maison attenante à Auschwitz dans les années 40, correspond davantage à ce que j’attends en ce moment du cinéma, notamment à Cannes. L’auteur des extraordinaires Under the skin et Birth cherche par le hors champ, le travail sur le son, la captation en caméra postée comme de la vidéosurveillance, un travail sur le négatif, une forme inédite, jamais vue ni pensée et adéquate pour rendre visible et donc réflexive l’indifférence humaine.  Malheureusement, cela demeure une idée, une vue de l’esprit et Glazer ne donne à voir que l’expression tatillonne de son idée. Glazer me donne l’impression de considérer que la vérité se niche dans sa forme au lieu de s’en servir pour la dénicher. Bref, dès lors que j’avais saisi le mécanisme de son installation, la zone d’intérêt à l’écran ne m’intéressait plus beaucoup. En tout cas, elle ne produisait déjà plus grand-chose en moi. 

Monsters de Kore-eda : Prix du Scénario 

Si un prix illustre le désordre de ce Palmarès, c’est d’abord celui du scénario remis à Kore-eda pour Monsters alors qu’il n’en est pas – une fois n’est pas coutume – l’auteur. Le scénario complexe d’une relation mal comprise par les adultes entre deux enfants est approfondie par une des plus subtiles mises en scènes vues à Cannes. Une scène permet au cinéaste de se signifier pour rappeler qu’il ne saurait se contenter de disparaître sous les couches épaisses d’un scénario laborieux qui reprend le principe des points de vue multiples de Rashomon. Dans un plan d’ensemble saturé de silhouettes d’élèves assis en rang d’oignons, un prof arpente les pupitres de sa classe. Parmi la multitude d’élèves, l’un d’eux dans une subdivision du cadre s’acharne avec une gomme sur sa table. Le prof lui demande de cesser. Si tôt a-t-il repris sa marche que l’élève perdu dans la multitude réitère son Toc avec une adorable fébrilité qui transforme le registre de la scène entière. Façon discrète mais opérante pour le grand réalisateur de montrer combien il orchestre chaque élément du cadre, chaque étape de la construction de ce drame émouvant, récompensé d’une Queer Palm. 

Perfect days de Wim Wenders : Prix d’interprétation masculine 

La passion de Dodin Bouffant de Tran Han Hung : Prix de la mise en scène 

Seul vrai désaccord avec ce Palmarès : avoir récompensé (par le biais de son merveilleux comédien japonais : Koji Yakusho qui avait joué dans The Third Murder de Kore-eda) les films de Wim Wenders et de Tran Anh Hung qui envisagent tous deux le cinéma comme des ajustements de cadres Feng Shui et des manuels de développement personnel  Souvent la prétention de certains films de Wenders recouvrait un fond d’ingénuité – qui en faisait le prix – cette fois, c’est son ingénuité revendiquée qui parait fausse (bien qu’il réussisse à saisir des atmosphères tokyoïtes et retranscrire des états d’âme sur fond d’impardonnables clichés rock : comment Wenders peut-il encore appuyer ses travelings sur Perfect Day de Lou Reed et Brown Eyed Girl de Van Morrison ? N’a-t-il pas d’autres morceaux d’eux à nous faire découvrir ? ). Dodin Bouffant vaut essentiellement pour ses longs plans, ses lumières moirées, le charnu indiscutablement haptique de ses gros plats en sauce et il est vrai l’émotion de retrouver Binoche et Magimel ensemble (ça nous permet de nous raconter des salades !).  On peut néanmoins remercier Thierry Frémaux : on aura eu droit en presque fin de Festival à des séances de Yoga cinématographique pour se détendre les yeux et surtout l’esprit.

Les feuilles mortes d’Aki Kaurismaki : Prix du Jury 

Après avoir noté dans un bilan de mi-parcours que le thème commun de l’opacité humaine maillait les films, je note avec quelle sentimentalité larmoyante, voire pleurnicharde les vieux maîtres tentent de donner sens à l’existence.  C’est le cas de Wim Wenders qui tire à la larme et à la joliesse et finit son délire chic par le long gros plan en larmes de son adorable personnage, adorable comédien. En dénonçant mais sans aucune idée le racisme ordinaire, Ken Loach tire les larmes jusqu’à les arracher. Après trente ans d’absence, le grand Victor Erice (L’esprit de la ruche, Le Sud) était enfin de retour mais Hors Compétition, ce qui a paru à certains admirateurs une hérésie injustifiable. Cette trop longue attente aura sans doute accru la mienne, et rendu ses apôtres aveugles mais Cerrar los ojos déçoit avec sa ribambelle de personnages souriants, bienveillants, sympathiques, gentils, sentimentaux et unis par de très répétitifs raccords regards (comme l’indique un pastiche d’une scène fameuse de Rio Bravo), lesquels finissent néanmoins après 2H30 par produire un final extraordinaire. 

Plus encore que Marco Bellocchio avec son tonitruant et puissant Enlèvement (à mon avis, un de ses meilleurs films), la sentimentalité d’Aki Kaurismaki a fait mouche par sa discrétion. Pour narrer une romance entre deux solitudes, le cinéaste finlandais raréfie tout (son cadre, ses dialogues, les gestes, les enjeux) si bien que le bruissement des bulles d’un vin mousseux finit par renverser l’univers. Étrange comme tous ces cinéas âgés sont devenus sentimentaux, nostalgiques (je n’ai pu m’empêcher de penser aux derniers films d’Akira Kurosawa), comme ils portent tous unn regard amer et désabusé sur le temps et le devenir du cinéma. Cette nostalgie, Nanni Moretti la contrecarre avec un bijou dont le titre est une promesse : Vers un avenir radieux. Après de décevants Trois étages, il bâtit un ascenseur émotionnel qui culmine en une sublime parade fellinienne de ses utopies politiques et cinématographiques. Contrairement à Loach et Wenders mais aussi Erice et Kaurismaki, le héros du cinéma italien des années 80 met en scène avec lucidité sa propre complaisance sentimentale en un geste engagé, marrant et parfois très inspiré. Aussi discret soit son geste, on ne sait jamais de quelle manière une scène est en train de se transformer sous nos yeux. Un excellent Moretti. 

Mes oubliés du Palmarès : Catherine Breillat et Todd Haynes

Demeurent d’évidents mécontentements qui font le sel des Palmarès cannois. A commencer par Todd Haynes dont May December doit autant à Joseph Mankiewicz que Loin du Paradis à Douglas Sirk. Cette histoire qui unit une star de la télé (Natalie Portman) à son modèle (une enseignante ayant séduit un adolescent, Julianne Moore) m’a paru narquoise; maniériste et complexe à souhait. Voilà un film qui n’a cessé de tromper mes attentes, de les reporter en un duel où chat et souris se rêvent plus perverses qu’elles n’en auront jamais les moyens. Une adulte entame également une liaison avec son adolescent de beau fils dans le terrible film de Catherine Breillat qui revient au cinéma après dix ans d’absence. L’été dernier – coécrit avec Pascal Bonitzer- aura été avec celui de Ceylan le plus mature, réfléchi et retors des films de cette Compétition. Breillat manipule à souhait, anticipant nos attentes et précipitant sur l’écran de nos désirs l’impossible comme l’odieux. Un film implacable, droit et tendu comme un arc, qui conduit le spectateur dans le ressac de ses propres contradictions avec une droiture toute buñuelienne. Un film aussi rigoureux dans son écriture que sa plasticité où Breillat oppose à une imagerie renoirienne du désir celle – mate et froide comme la mort – des compromissions bourgeoises. Nous avons vu peu de films où l’expression d’une pensée semblait si bien exprimée, sentie et indiscutable. Cela paraitra balourd et pompeux mais Ceylan et Breillat cherchent l’expression par le cinéma d’un rapport grandiose au monde et y parviennent ! En attendant la sortie de leur film, loin du bitume de la Croisette, reprenons les chemins de terre, d’herbe et de meuglement de la poésie de Murat, lequel a dit : « Ma sensibilité m’attire vers ceux qui pensent qu’il y a plus grand que soi. Je m’inocule leur mélodie, elle dissipe les ténèbres et m’aide à bâtir un château invisible où le quotidien est viable. » JLM avait-il déjà vu un film de Nuri Bilge Ceylan ?