Jour après jour, la sélection de cette 76e édition apparaît plus cohérente. Reconnaissons qu’elle se bonifie à l’instar d’un Scorsese d’abord jugé (trop vite) petit et qui grandit jour après jour, déployant ses ramifications, notamment au regard de l’œuvre. Du formidable roman de David Grann sur le massacre méthodique des indiens Osage dont le péché originel aura été de vivre sur des terres pétrolifères qui les ont enrichis, Scorsese finit par resserrer l’étau de la grande histoire sur celle d’un homme se mentant à lui-même, n’osant avouer sa culpabilité et regarder son crime en face. En ce sens, le film constitue après The Irishman la deuxième partie d’un diptyque qui ne dit pas son nom sur le déni historique des crimes commis par la Nation américaine. Comme dans son précédent film, Scorsese documente de façon minutieuse et laborieuse, par l’accumulation de nombreuses sous intrigues, l’entièreté du crime comme si chez lui le Mal se nichait dans les détails.

L’aveuglement, le refus de voir constituent l’un des nombreux thèmes (mais il pourrait s’agir aussi de la question de l’indifférence, de l’abstraction historique des chiffres ou comme le pensent certains de la banalité du mal) du très remarqué The Zone of Interest de Jonathan Glazer, lointainement inspiré du roman de Martin Amis, chronique quotidienne d’une famille vivant au milieu des années quarante dans une maison mitoyenne à Auschwitz. Au cours de déjeuners, de promenades dans un superbe jardin fleuri, on entend le bourdonnement des fours crématoires, des aboiements, des cris et des coups de feu. Ce travail permanent sur le hors-champ par le son est si arbitraire et répétitif qu’il finit très vite par ne produire plus grand-chose sinon un vague questionnement sur la nature des représentations que nous avons par le cinéma de la Shoah. D’une certaine façon, on peut tout mettre dans cette installation abstraite où un renversement de l’image en négatif désigne, voire accuse (ou pas, c’est impossible à trancher) le spectateur d’aujourd’hui sans qu’on sache exactement pourquoi ni de quoi.

Tous les films vus jusqu’à ce jour tournent autour de la même question, celle de l’opacité humaine et de la possibilité ou non d’appréhender autrui et de comprendre ses actes. Tous les cinéastes font de leurs personnages des énigmes impénétrables, que ce soient les trois professeurs enfermés dans le désert glacial d’Anatolie du magnifique Les Herbes sèches de Nuri Bilge Ceylan (meilleur film à ce jour), les actrices et leurs vrais modèles qu’elles interrogent dans Les filles d’Olfa de Kaouther Ben Ania ou Nathalie Portman et Julianne Moore dans le superbe May December de Todd Haynes qui semble devoir autant à Joseph Mankiewicz que Loin du Paradis à Douglas Sirk. L’humain demeure une énigme également dans Monster de Kore-eda qui, avec son scénario mi-Rashomon mi-Farhadi, tente de montrer que la violence exercée contre un enfant n’est pas celle que l’on avait cru voir ou deviner en jugeant trop vite.

Impénétrabilité des comportements respectifs de la femme et de son époux mort mystérieusement dans Anatomie d’une chute de Justine Triet (son meilleur), à ce jour le film le plus apprécié par la presse française et internationale. À mesure que se déroule le procès de cette femme accusée d’avoir tué son mari, le déploiement scénaristique très ample, très impressionnant dévoile les limites, névroses de ce couple de parents dont le fils est devenu presque aveugle à la suite d’un accident. Idée intéressante (et mise en scène au cordeau par des changements de registres de la question du doute) d’essayer d’appréhender l’intimité au long cours de deux êtres mais qui est parfois plombée par des coquetteries allégoriques, une certaine lourdeur psychologique et une interprétation volontariste d’Antoine Reinartz, lequel donne parfois l’impression de connaître un peu trop les intentions des scénaristes.

Si personne ne peut jamais comprendre autrui ou saisir la nature de ses actes, le cinéma demeurerait cette année à Cannes un outil de connaissances ou plutôt des limites de nos connaissances. C’est au fond ce qui différencie Ceylan de Glazer, lequel semble faire de son dispositif une fin, comme si la vérité était nichée dans sa forme. Le principal reproche que je ferai à Glazer est de me donner l’impression qu’il filme une idée abstraite et la fige dans une forme raide. À la différence de Ceylan qui met en scène ses propres affects et invente pour les saisir à chaque scène de nouvelles stratégies. Comme les sentiments, la forme se renouvelle sans cesse et durant trois heures pas un dialogue n’est filmé de la même façon. Si l’autre demeure une énigme, il nous permet ainsi de tourner autour, de l’approcher et soudain au détour d’un raccord de saisir, de sentir pendant un éclair de secondes ce qui l’anime avant que ce sentiment n’ait déjà changé et ne se soit encore transformé comme sa mise en scène. Pas certain qu’on verra mieux par la suite même si on attend avec impatience de connaître les énigmes humaines de Nanni Moretti et Marco Bellocchio.