Transfuge réagit à la lettre d’Adèle Haenel, abandonnant malheureusement son métier d’actrice pour devenir militante.
En ce moment, quand on est citoyen humaniste soucieux de la marche du monde, les motifs de s’inquiéter et de s’indigner ne manquent pas : Russie, Chine, Iran, Syrie, Corée du nord, Afghanistan, Trump, Orban, Netanyahou, extrême-droite, populisme, réchauffement climatique… Pourtant, Adèle Haenel n’a rien trouvé de mieux que de criminaliser le cinéma français. Il est vrai qu’elle ajoute à cette cible surprenante le capitalisme et le patriarcat, ces généralités bien commodes à dégainer quand on veut signifier sa vertu idéologique et morale. Et tant qu’à laver plus blanc, autant faire briller : Haenel cite nommément Boutonnat, Depardieu (la justice s’occupe de ces dossiers, attendons les verdicts) et nous ressert aussi une énième cuillérée de Polanski. Tout cela en prenant à témoin Télérama, hebdo bien connu de la gauche radicale anticapitaliste, et à la veille du festival de Cannes. Ou comment vomir le « système » en lui empruntant savamment tous ses codes.
Que les choses soient claires : Adèle Haenel a le droit absolu d’abandonner le cinéma pour aller travailler avec Gisèle Vienne et militer avec Révolution Permanente. La France est un pays libre et démocratique, chacune et chacun y mène sa vie comme elle ou il l’entend et défend les opinions auxquelles elle ou il souscrit. La démarche d’Haenel est respectable, au sens où elle essaye de mettre en accord ses actes et ses idées, mais pas spécialement « courageuse » comme tout le monde le clame : le courage, il est en ce moment à Bakhmout-Kherson-Zaporija-etc, à Téhéran, à Kaboul, chez les Ouïghours, au Soudan… Qu’y a-t-il de « courageux » dans le virage d’une actrice détenant argent et célébrité qui trouve une nouvelle raison d’exister en estimant qu’il est plus important de militer que de continuer à briller dans le cinéma français « tout pourri » selon elle ? J’ignore si la cause écolo-communisto-féministe y gagnera mais je sais que le cinéma perd là une actrice talentueuse.
« Qu’y a-t-il de « courageux » dans le virage d’une actrice détenant argent et célébrité qui trouve une nouvelle raison d’exister en estimant qu’il est plus important de militer que de continuer à briller dans le cinéma français « tout pourri » selon elle ? »
Une justification consternante
Sa décision n’a donc rien de critiquable, mais sa façon de la justifier est consternante de simplisme et de fourre-tout pas toujours cohérent : un balltrap de griefs qui n’ont souvent aucun rapport entre eux, asséné avec tout l’aplomb manichéen dont sont capables les militants « radicaux » et dans un style pamphlétaire, voire insultant, bien raccord avec notre époque de réactivité agressive sur les réseaux. En gros, « tous responsables ou complices des injustices, du réchauffement, des agressions sexuelles, de la militarisation de l’Europe (le sommet d’inconséquence de sa lettre, comme si l’Europe avait le choix face à Poutine) et des douze plaies d’Egypte, sauf moi et mes potes de Révolution Permanente, des purs et vertueux au service du Bien ». L’enfer, c’est les autres, refrain connu. Bref, quatre ans après son J’Accuse dans Médiapart (l’opposé absolu de celui de Zola), trois ans après sa sortie des César quand un autre J’Accuse (celui de Polanski) avait devancé Portrait de la jeune fille en feu (de Céline Sciamma), Haenel a refait une Haenel (ou une Haenel-Sciamma ?) assortie d’une Despentes.
Tous complices
On imagine que la désormais ex-actrice ne se loge pas, ne se nourrit pas, ne se lave pas, ne se chauffe pas, ne s’habille pas, ne se déplace pas (sauf à pied), ne communique jamais via les outils technologiques d’aujourd’hui, vit dans une grotte, d’amour et d’eau fraîche. Mais si jamais tel n’était pas le cas, elle serait (comme nous tous) complice à son corps défendant du système « mortifère, écocide et raciste » qui s’appelle aussi le capitalisme, ou l’économie de marché, ou tout simplement l’aspiration universelle des êtres humains à vivre dans des conditions décentes, lequel système est en vigueur partout sur la planète sauf à Cuba, en Corée du nord (de grandes réussites en matière d’épanouissement des peuples, il faut bien l’admettre) et dans quelques tribus reculées des confins du monde. Car c’est bien l’humanité qui abime la Terre et épuise ses ressources, avec ses besoins, son développement technologique et surtout, son expansion démographique exponentielle sur une planète qui ne grandit pas. Et si le capitalisme est en effet une partie du problème, il est peut-être aussi une partie de la solution : car en plus de l’effort de sobriété de chacun, il faudra toute sa puissance innovatrice, financière et productrice pour développer les solutions « vertes » à un niveau le plus massif possible. Enfin, quand « la jeune fille en feu » annule le cinéma français, complice selon elle de tous les maux actuels, qui vise-t-elle outre Boutonnat, Depardieu et Polanski ? Céline Sciamma, Omar Sy, Virginie Efira, Alain Guiraudie, Thierry Frémaux, l’ACID, Bénédicte Couvreur, Catherine Corsini, Alain Cavalier, Alice Diop, Kad Merad, Julia Ducournau, la SRF, Vincent Maraval, Guslagie Malanda, Sylvie Pialat, Leila Bekhti, Jean-Gabriel Périot, Ladj Ly, Jérôme Seydoux, Vincent Dieutre, le collectif 50/50… ? On aimerait savoir, parce que le « cinéma français », c’est beaucoup beaucoup de monde, des personnalités très très diverses, des conceptions du cinéma ultra variées. Et puis on croyait savoir que les choses évoluaient dans ce biotope, avec des consignes de comportement mises en place par le CNC, des référents scènes intimes sur les tournages, des efforts d’inclusion et de lutte contre les violences, un changement radical dans l’organisation des César, un discours moral permanent (voire parfois péniblement moralisateur)… Tous, toutes et tout à jeter dans le même panier de linge sale « mortifère, écocide, sexiste, raciste » ?
« Haenel désire un monde plus juste et plus doux mais choisit des mots brutaux, des concepts simplistes, un discours clivant, sécessionniste. »
Comme Adèle Haenel, on n’a aucun goût pour les violeurs, les tueurs de femmes (et d’hommes), les injustices, la guerre, le racisme, le sexisme, l’homophobie, on s’inquiète du réchauffement, on prône l’égalité en droits, on aspire à un monde plus harmonieux et moins compétitif, moins hiérarchisé, on préfère la quête de sens à la quête de pouvoir et d’argent. Mais on ne croit pas du tout que c’est avec ce qu’elle professe dans sa lettre ou en « annulant » autrui qu’on va y arriver. Contrairement à Adèle Haenel, on a encore le sens des nuances, on est conscient de l’effarante complexité du monde dans lequel nous vivons et on aime la liberté des artistes ainsi que les œuvres préservées de moraline. Haenel désire un monde plus juste et plus doux mais choisit des mots brutaux, des concepts simplistes, un discours clivant, sécessionniste, comme si elle fusionnait avec son personnage dans Les Combattants. Elle souhaite probablement la paix et l’harmonie mais ne fait que nous rapprocher du sombre horizon de la guerre de tous contre tous.