À la Philharmonie, Saburo Teshigawara et Rihoko Sato se lancent dans un débat chorégraphique intense et surprenant avec Bach, Bartók et un Stradivarius. À voir de nouveau ce soir.
Il serait facile de faire le parallèle entre le geste musical d’une ou d’un violoniste et celui, dansant, de Saburo Teshigawara et Rihoko Sato. Une même légèreté, une même sensibilité du toucher, entre l’archet et les cordes d’un côté et entre le corps et l’air, de l’autre. Pourquoi s’en priver, par ailleurs ? Les deux virtuoses tokyoïtes, inséparables à la scène comme le yin et le yang, font partie des valeurs sûres du paysage mondial de la danse. On va voir leurs exploits comme on allait jadis retrouver le style de Merce Cunningham ou l’univers de Pina Bausch. Chez certains, cela relève du pèlerinage. Les duos des deux Japonais, souvent inspirés par le répertoire classique européen, sont autant de rencontres entre deux facettes d’une même sphère, celle des énergies du masculin et du féminin. Ce qui ne relève pas du traditionalisme, mais de leurs personnalités authentiques. Quand des traces masculines font surface chez Sato, elles sortent d’une inspiration tout aussi musicale que ses mouvements fluides et aériens qui la définissent depuis qu’elle a rejoint Karas, la compagnie de Saburo Teshigawara.
C’est le maître en personne qui ouvre le bal de ce double programme avec une gestuelle tranchante et poignante, en faisant irruption auprès de la violoniste Sayaka Shoji. Sur le premier mouvement, le Tempo di Ciaccona de la Sonate pour violon seul Sz 117 de Béla Bartók, il crée comme un effet de stupeur, par un solo à la corporéité presque robotique, se transformant en une sorte d’automate tout droit sorti d’un imaginaire expressionniste à la Lang ou Murnau. Et chaque geste est tranché avec une précision ultime par rapport au corps, au temps et à l’espace. Tout cela est le signe d’un très grand maître, comme il y en a eu peu dans l’histoire du corps en scène. On pourrait prêter à cet homme au visage blanc toutes sortes d’intentions derrière chacun de ses mouvements. Rihoko Sato lui oppose un naturel tout autre, flottant et inlassablement mouvant où le geste ne connaît que l’instant-même dans lequel il se produit. Les deux jouent pourtant avec des idées de scénarisation, quand ils produisent des effets de suspense et de trouble par des apparitions fantomatiques. Sont-ils réels ou bien chacun n’est-il que le fruit de l’magination de l’autre ?
La seconde partie, dédiée à la Partita pour violon seul n° 2 de Bach, s’envole sur des danses pures. Accords parfaits entre Sato et la violoniste, et puis Teshigawara de semer le trouble, une fois de plus. D’abord tel un danseur baroque en automate futuriste, et plus tard dans des ralentis qui traduisent une douleur indicible, il va chercher on ne sait où, une danse de derrière les notes. Arrive le quatrième mouvement, la Gigue, et Shoji se lève. Sa main droite et les deux de Rihoko Sato virevoltent alors à hauteur égale, formant un trio qui invente une nouvelle idée de trio chorégraphique. Arrive ensuite cet effet confondant où les mains de la danseuse semblent produire les notes, et ce malgré la présence de la musicienne.
Face à cette succession de solos et de duos en symbiose avec Sayaka Shoji, on serait tenté de parler d’un trio japonais. Ce n’est pas tout à fait exact. Trio bien sûr, mais Shoji, certes née au Japon, est une artiste multiculturelle pour avoir grandi en Italie à partir de l’âge de trois ans et étudié le violon en Italie et en Allemagne. Elle travaille entre le Japon et le reste du monde et joue ici Bach sur un Stradivarius « Récamier » c. 1729. Et ça change tout, par rapport aux interprétations sur un violon symphonique. Fluide et lumineux de bout en bout, son jeu s’envole, dans une indicible légèreté, alors que Teshigawara et Sato peuvent l’épouser ou se mettre en contrepoint avec la même virtuosité. Avec la Partita, tout se termine sur une Chaconne, comme Bartók avait commencé. La boucle est bouclée et on est transporté, tout simplement. Le plus étonnant cependant est de se dire qu’en septembre 2023, le maître fêtera ses 70 ans. On attendra pour les vœux. D’ici-là, ne lui parlez pas de retraite !
Saburo Teshigawara et Rihoko Sato. Bach – Bartók les 4 et 5 mai. Schönberg – Berg avec l’Ensemble Intercontemporain, les 11 et 12 mai. Philharmonie de Paris, Salle des Concerts