Le metteur en scène russe Dimitri Tcherniakov signe une version poignante, entre réalisme et onirisme, de l’opéra de Rimski-Korsakov. À voir à l’Opéra du Rhin.
Étonnant Dimitri Tcherniakov ! Il fallait toute l’audace de ce metteur en scène pour bousculer l’image un peu figée de l’opéra de Rimski-Korsakov, Le Conte du tsar Saltane. Précisons que ce n’est pas sa première incursion dans l’univers du compositeur russe puisqu’on lui doit notamment une version très réussie de La Fille de neige, d’après une pièce d’Alexandre Ostrowski donnée en 2017 à l’Opéra de Paris. Si les œuvres de Rimski-Korsakov sont rarement jouées, c’est peut-être à cause de leurs livrets dont les sujets empruntent souvent aux contes et légendes du folklore russe, voire des Mille et une nuits. Ce goût du compositeur pour les histoires à dormir debout, mêlant féerie et merveilleux, on le retrouve dans Le Conte du tsar Saltane, inspiré d’un récit de Pouchkine qui lui-même reprenait une légende que beaucoup d’enfants russes connaissent par cœur.
C’est là qu’intervient la perspicacité décisive du metteur en scène, qui choisit d’aborder ce récit fantastique à hauteur d’enfant, créant en quelque sorte un pont entre le livret original et le public. Présenté au théâtre de la Monnaie à Bruxelles en 2019, l’opéra surprend d’abord par sa scénographie organisée en deux plans. À l’avant-scène, un espace dépouillé où l’on voit un jeune garçon et une adulte qui pourrait être sa mère. Et légèrement en retrait, un écran combinant habilement images d’animation et chanteurs en chair et en os. Grâce à ce dispositif à double détente, Tcherniakov installe plusieurs niveaux de récit. L’enfant au premier plan en train de jouer avec une figurine semble étrangement inexpressif. Il s’agit en fait d’un jeune autiste en qui l’on pourrait voir un double du tsarévitch Gvidon, à cela près qu’il est habillé, tout comme la femme qui s’occupe de lui, en costume d’aujourd’hui ; contrairement aux personnages évoluant au second plan. On comprend que cet enfant vit à travers les contes de fées que lui raconte sa mère.
Cette approche réaliste apparemment paradoxale se révèle un formidable tremplin pour plonger dans le récit où Militrisa, jeune épouse du tsar Saltane, accouche d’un fils alors que son mari est parti à la guerre. Par jalousie, les deux sœurs de Militrisa envoient un message au tsar comme quoi celle-ci aurait mis au monde un monstre. Par dépit, le tsar répudie son épouse et ordonne qu’elle et son fils, Gvidon, soient jetés à la mer dans un tonneau. Rescapés, ils échouent sur l’île de Bouiane. Là, Gvidon grandit élevé par sa mère et fait plusieurs expériences initiatiques dont sa rencontre avec la Princesse-Cygne. Apprenant l’existence du tsar Saltane, il se rend au royaume transformé en bourdon.
Ce récit fabuleux orné d’illustrations évocatrices, la mère le lit avec son enfant dans un grand livre d’images. À force, le fils s’imprègne du personnage de Gvidon auquel il s’identifie et les deux mondes d’abord décalés finissent par s’interpénétrer. Ce mouvement correspond à la musique qui alterne des couleurs chatoyantes empruntées aux airs populaires russes dans les scènes où interviennent le tsar, les sœurs de Militrisa et l’univers fantastique de l’île de Bouiane et une écriture plus proche du récitatif quand il s’agit de Gvidon ou de Militrisa. Servie par cette intuition ingénieuse, l’œuvre trouve dans ce parti pris de mise en scène un épanouissement riche en nuances où la magie toujours changeante des atmosphères est un parfait enchantement.
Le Conte du tsar Saltane, de Rimski-Korsakov, direction musicale Aziz Shokhakimov, mise en scène Dimitri Tcherniakov. Chœur de l’Opéra national du Rhin. Orchestre philharmonique de Strasbourg. l’Opéra du Rhin, Strasbourg, du 5 au 28 mai. Dans le cadre du festival Arsmondo Slave.