À Dijon, le superbe musée Magnin accueille une quarantaine de tableaux des grands maîtres du caravagisme napolitain.

Toutes les grandes villes d’art ont connu un âge d’or qui relève de l’apothéose. C’est au début du XVIIe siècle que Naples, alors seconde métropole européenne après Paris en nombre d’habitants, atteignit son apogée artistique, avant qu’une éruption du Vésuve, une épidémie de peste et un soulèvement populaire ne bouleversent la cité parthénopéenne, y laissant une profonde cicatrice encore visible aujourd’hui.

         On ne pouvait rêver plus bel écrin qu’un somptueux hôtel du XVIIe siècle pour accueillir la collection de Giuseppe De Vito. Dans la seconde moitié du xxe siècle, cet entrepreneur et mécène milanais, passionné par la peinture du Seicento napolitain, a réuni et critiqué quelques-uns des tableaux les plus emblématiques de cette période marquée par le caravagisme, jusqu’à l’avènement de Francesco Solimena, figure majeure des styles baroque et rococo. Quarante des soixante-quatre chefs-d’œuvre que compte cette collection sont exposés, depuis le 29 mars, au musée Magnin de Dijon, à deux pas du palais des ducs et des États de Bourgogne. C’est là que Maurice Magnin et sa sœur Jeanne rassemblèrent quelque deux mille tableaux avant de les léguer à l’État en 1939. Le sublime hôtel Lantin en pierre rose est d’autant mieux choisi pour cette exposition que la collection permanente comporte près de deux cents peintures italiennes, de la haute Renaissance au XVIIIe siècle, napolitaines notamment, avec des baroques tardifs tels que Giacomo del Po, Francesco de Mura et Gaspare Traversi, le « Hogarth italien ».

Empreinte caravagesque

         Lors de ces deux brefs séjours à Naples, peu avant sa mort en 1610, Caravage exerça une profonde influence sur l’école de peinture locale. José de Ribera, dont une seule œuvre est exposée (Saint Antoine abbé), lui emprunte son fameux chiaroscuro, qu’il décline à sa manière pour devenir l’un des premiers représentants du ténébrisme napolitain, ce courant caravagesque antérieur au Caravage. Un de ses élèves, Luca Giordano, peintre éclectique, fécond et virtuose, sut élargir la palette baroque de son maître en tirant parti des qualités de Michel-Ange et de Raphaël, mais aussi des Carrache, du Corrège et de Véronèse, peintres qu’il copia dans leurs cités respectives : la Tête de saint Jean-Baptiste, une œuvre de jeunesse à l’instar de Ribera, nous montre un peintre encore à la recherche du fa presto qui lui vaudra son surnom.

Ce naturalisme syncrétique aux effets dramatiques et contrastés de lumière rasante, caractéristique du baroque napolitain, avait pris un tour théâtral chez un artiste de la génération précédente, Massimo Stanzione. Deux remarquables portraits en pendants de 1645, Salomé portant la tête de saint Jean-Baptiste et Judith tenant la tête d’Holopherne, révèlent son talent pour la mise en scène de robes somptueuses (aux peintres de prédilection de Luca Giordano, il avait ajouté Guido Reni et Artemisa Gentileschi). Prisé par une clientèle privée, il évoque l’Espagnol Francisco de Zurbarán, autre caravagesque maniériste, dont il est contemporain, au point qu’on se demande lequel a influencé l’autre ou s’il s’agit d’un cas rare de talents indépendants en parfait accord avec le goût du souverain : depuis 1504, Naples vivait sous le régime autoritaire d’un vice-roi espagnol au service de la maison de Habsbourg.

Ténébrisme tempéré

         Giovanni Battista Caracciolo, dit Battistello, le maître de Stanzione, avait déjà tempéré, comme Ribera, le ténébrisme caravagesque de ses compositions d’une douceur héritée de la peinture romaine et émilienne. Son admirable Saint Jean-Baptiste enfant, à la facture moelleuse et sentimentale, en est l’exemple le plus frappant : un peu voûté et enveloppé dans un drap rouge, le jeune garçon, qui affiche timidement ses attributs (roseau, index de la main droite désignant l’agneau de Dieu), regarde le spectateur avec un demi-sourire contraint et un air désarmant où la tendre complicité de l’enfance se mêle à la prise de conscience précoce d’un destin de prophète apocalyptique. Battistello fut aussi le maître de Mattia Preti, autre grand baroque napolitain, auteur de cycles décoratifs dans des églises de Rome et de Modène ; une Déposition du Christ de 1675 illustre éloquemment son sens de la scénographie cinématographique, avec un éclairage latéral, un cadrage rapproché et un point de vue en contre-plongée qui s’articule autour de deux diagonales dynamiques. 

         L’audace de peintres vénitiens et flamands, comme Titien et Rubens, qui font prendre à leur modèle des poses lascives jusqu’à la figuration explicite de l’onanisme (La Vénus d’Urbin), était trop aventureuse, à Naples, dans le contexte des prescriptions de la Réforme catholique visant à encourager la dévotion et les œuvres caritatives. Aussi les férus de figures féminines à mi-corps se rabattirent, si l’on ose dire, sur des saintes plus décentes dans des postures stéréotypées qui dissimulent leur sensualité, comme en témoignent la Sainte Agathe d’Andrea Vaccaro, la Sainte Luciede Bernardo Cavallino et la Sainte Marie-Madeleine pénitente de Pacecco De Rosa, qui datent toutes de la décennie 1640.

         Des scènes de bataille, dont deux toiles d’Aniello Falcone, soulignent un autre aspect du baroque napolitain qui consistait à conférer au combat l’énergie de la débauche burlesque. Les natures mortes de Luca Forte, Giuseppe Recco et Giuseppe Ruoppolo, au fond sombre et au coloris vif et fortement contrasté, viennent clore ce panorama aussi précis que persuasif de la peinture napolitaine du XVIIe siècle. Une faune insolite — tortue, perroquet, coquille Saint-Jacques — jette une ombre ironique de memento mori à des compositions naturalistes en clair-obscur d’une extrême richesse : fruits, légumes et fleurs s’amoncellent dans l’exubérance avec une intensité dramatique rehaussée par la précision des détails. Une telle méticulosité, associée à la magnificence de l’abondance, célèbre la gloire miraculeuse de l’éphémère avec une piété tout empreinte d’inquiétude qui reflète aussi l’âme de Naples, ville où la joie est exaltée par la crainte d’un cataclysme.

Naples pour passion. Chefs-d’œuvre de la collection De Vito. Musée Magnin, Dijon. Jusqu’au 25 juin 2023. www.musee-magnin.fr