En transposant au théâtre l’Esthétique de la résistance de Peter Weiss avec les élèves du groupe 47 de l’Ecole du Théâtre National de Strasbourg, le metteur en scène signe son projet le plus audacieux.

Difficile de circonscrire une œuvre aussi vaste et multiple que l’Esthétique de la résistance. Le projet de Sylvain Creuzevault de monter au théâtre ce roman de mille pages chargé « d’un énorme lest idéologique à travers les éboulis de notre culture et de notre histoire », comme l’écrit W. G. Sebald, en est d’autant plus intéressant. Le metteur en scène a déjà accompli quelques exploits, de ses différentes adaptations du Capital de Marx à son incursion échevelée dans le Faust de Goethe, sans oublier ses transpositions des Démons ou des Frères Karamazof d’après Dostoïevski. Pour autant aborder le roman de Peter Weiss par le versant théâtral n’en reste pas moins une aventure autrement redoutable. 

Sylvain Creuzevault ne s’y serait peut-être pas engagé sans l’occasion qui lui a été offerte de créer le texte avec les élèves du groupe 47 de l’Ecole du Théâtre national de Strasbourg. « Confronter des jeunes gens à un objet aussi complexe dont je ne savais pas moi-même par quel bout le prendre était sans doute le meilleur moyen de pénétrer dans cette œuvre monstre. J’ai toujours rêvé de mener une expérience qui corresponde au projet d’Antoine Vitez d’un théâtre-école où pédagogie et création vont de pair. C’était aussi une façon de renouer avec mes années d’apprentissage. J’ai débuté au théâtre à dix-huit ans en jouant Marat dans Marat-Sade de Peter Weiss, mis en scène par Emmanuel Demarcy-Mota. J’ai toujours pensé qu’un jour j’aborderais l’Esthétique de la résistance. » 

Il faut souligner que la pédagogie est cœur du roman, au moins dans sa première partie, avec l’effort du narrateur et ses deux amis, Coppi et Heilmann (personnages réels, ils furent membres de l’Orchestre rouge), pour se hisser grâce à l’apprentissage de l’art à un niveau intellectuel permettant d’échapper  à « l’ordre établi qui nous étrangle » – en l’occurrence l’Allemagne nazie des années 1930. La confrontation avec l’art est une dimension essentielle du livre qui ouvre par une plongée au sein de la frise de Pergame, reconstituée au musée de Berlin, donnant à voir le combat entre les géants et les dieux. « Pour nous, étudier fut dès le début se révolter », dit le narrateur. 

Nombre d’œuvres sont ainsi scrutées, décrites, analysées dans l’Esthétique de la résistance, comme Le Radeau de la Méduse de Géricault, Guernica de Picasso, la Sagrada Familia d’Antonio Gaudi, mais aussi des tableaux de Brueghel – le peintre préféré de Peter Weiss – ou des textes comme le Château de Kafka et surtout l’Enfer de Dante, référence privilégiée du roman, le tout sur fond de catastrophe. « L’important qui recouvrait tout de son ombre, ce n’était pas ce qui constamment volait en éclats et s’effondrait, c’était l’effort engagé pour tenir bon dans le vacarme, les cris et les râles. Sans cesse, il fallait déblayer des montagnes de décombres », dit notamment le narrateur. À ce moment-là, il a rejoint les Brigades internationales qui luttent en Espagne contre les troupes franquistes. 

Sylvain Creuzevault : « Peter Weiss était obsédé par la structure de l’Enfer de Dante. Chez lui cela prend la forme d’une écriture par blocs parfois irrespirables. Il dit : nous prenons la réalité comme un mur. Ce qui veut dire que la réalité nous arrive dessus comme un bloc et il faut être un travailleur infatigable pour discerner dans ce mur les différents plans qui le composent. D’emblée on s’est dit que la meilleure manière d’aborder ce livre, c’était de le lire à haute voix tous ensemble. Parce qu’il s’agit d’une plongée dans une œuvre où le travail de mémoire a quelque chose d’un grappin projeté dans un passé chaotique, violent, douloureux. Il y a la guerre, l’exil, la torture, les suicides, mais aussi un immense espoir au sein de la catastrophe, porté par la promesse révolutionnaire avec à la fois le rêve de construire une unité et le sentiment que tout aujourd’hui encore reste à faire. C’est parce qu’il dresse ainsi un pont entre cette époque et la nôtre et qu’en ce sens, il a la capacité de nous ouvrir les yeux sur le présent qu’il me paraît indispensable, non seulement de monter ce livre au théâtre, mais de le monter avec de jeunes acteurs. »

L’Esthétique de la résistance, d’après Peter Weiss, mise en scène Sylvain Creuzevault. Du 23 mai au 28 mai au Théâtre national de Strasbourg. Les 9 et 10 juin à Montpellier dans le cadre du festival Le Printemps des comédiens. En novembre à la MC93, Bobigny (93), dans les cadre du Festival d’Automne à Paris.