L’Opéra-Comique propose une superbe Carmen, dans une mise en scène épurée et une direction musicale impeccable de Louis Langréesur la scène même où il a été créé, il près de 150 ans.

Est-il une magie particulière à entendre une œuvre lyrique dans le lieu même où elle fut créée ? Un théâtre conserve-t-il une mémoire muette, impalpable, tapie dans les murs, les lambris, comme l’empreinte d’un instant envolé ? Les fantômes de cette naissance rôdent-ils encore çà et là ? Depuis la création de Carmen à l’Opéra-Comique, en 1875,  la salle a pourtant brûlé, été modifié, ravaudée, repensée ; rien n’y fait : l’opéra de Bizet trouve ici son écrin idéal. 

C’était bien le sentiment des spectateurs qui assistaient à la première de la nouvelle production de la salle Favart, le 25 avril. Il y avait là une forme d’évidence, comme si le chef-d’œuvre de Bizet ne pouvait (ne devait ?) être monté ailleurs. Opéra le plus populaire au monde, Carmen a connu toutes les gloires et subi tous les outrages ; on lui a imposé des salles immenses, des stades de football ; on l’a inondé d’une quincaillerie dévorante, de décors pyramidaux ; on y a fait courir des vrais chevaux, de véritables taureaux ; bref : on l’a enseveli sous un décorum écrasant qui lui a rarement rendu justice, comme ces plats auxquels on n’en finit pas d’adjoindre des aliments, des goûts, et qui perdent toute substance, tout relief. 

À l’inverse, la production d’Andreas Homoki sur la scène de l’opéra-comique est un modèle de dépouillement intelligent et de pure théâtralité. Élégance et fluidité semblent les maîtres mots de cette lecture qui propose l’œuvre « à l’os », sans gras, avec une économie de moyen que seul un profond métier dramatique est à même d’autoriser. La recette est simplissime : des rideaux de scènes, quelques chaises, des costumes qui jonglent entre le XIXe siècle et la période contemporaine, et c’est tout. « Nudité n’est pas maigreur, » disait Morand (ou bien était-ce Chardonne ?). Le reste est affaire de théâtre et d’idées. Et des idées, Homoki en regorge ; mais elles sont si subtiles, si remarquablement amenées, que ce spectacle semble toucher à l’évidence. 

Une évidence que l’on retrouve dans la fosse, tant Louis Langrée opère le même retour aux sources de l’œuvre. Sur scène, nous sommes dans un « opéra-comique » au sens le plus noble du terme ; à l’orchestre, on dépouille Carmen de tous ses oripeaux pour lui rendre sa virginité. La subtilité mélodique, l’inventivité musicale, les constants raffinements de l’orchestration sont ici magnifiés, car Langrée plonge au cœur même de la partition pour en souligner les nuances, les contrastes, appuyant çà et là un trait, une phrase, comme s’il nous disait « écoutez combien c’est beau, Carmen ». 

Le plateau vocal est sans conteste dominé par Gaelle Arquez, qui est une gitane idiomatique ; quel contraste entre sa Carmen de l’automne, à la Bastille, dans la navrante mise en scène de Calixto Bieito, et cette Carmen suave, féline, sensuelle, racée. Toutes ces épithètes pourraient s’appliquer à la baguette de Louis Langrée, laquelle les insuffle à son interprète avec une magie de sorcier. 

Le reste de la distribution brille avant tout par sa parfaite maîtrise du français (y compris dans les dialogues parlés). Micaela puissante mais un peu raide de la kosovare Elbenitza Kajtazi ; mêmes remarques pour l’Escamillo de Jean-Fernand Setti, qu’on aurait voulu plus nuancé, plus charmeur et léonin. On était désolé pour Frédéric Antoun, qu’on nous a annoncé souffrant à l’entracte ; son Don José était physiquement et scéniquement idéal, mais sa voix semblait de plus en plus engorgée à mesure que le spectacle avançait, et l’on en ressentait une vraie compassion. À l’inverse, il faut souligner l’excellence du chœur Accentus et de la maîtrise populaire de l’opéra-comique ; adultes et enfants faisaient preuve d’une diction et d’une clarté tout à fait remarquables, alors que le livret de Meilhac et Halévy est parfois si complexe à articuler qu’il semble un exercice pour orthophoniste !

Bref, si vous voulez entendre Carmen, la vraie, la seule, c’est à Favart qu’il faut courir.

Carmen, de George Bizet, direction musicale Louis Langrée, mise en scène Andreas Homoki, à l’Opéra Comique jusqu’au 4 mai, et à voir sur Arte Concert à partir du 21 juin.