Retour sur la sélection cannoise annoncée par Thierry Frémeaux. A priori un bon cru, mais avec des questions de fond.

Depuis une dizaine d’années, « le plus grand festival de cinéma du monde » doit faire face à deux niveaux d’enjeux, l’un court-termiste, l’autre à plus longue portée. Dans le premier cas, la question est simple (mais pas si simple à résoudre) : il s’agit de réussir l’édition qui se présente, soit de trouver la meilleure alchimie entre la qualité cinéphile, le glam des montées de marches, l’ébullition du marché du film, une éventuelle clé de sol politique saupoudrée par les films les plus marquants de la compète, et si la météo le veut bien, du soleil. Au vu de la Sélection Officielle annoncée le 13 avril, on ne se fait pas trop de souci pour le cru 2023. Thierry Frémaux a concocté pour la Compétition un savant mix de palmés d’or (Loach, Moretti, Kore-Eda, Wenders, Ceylan), de grands noms jamais palmés (Bellocchio, Kaurismaki, Rohrwacher, Haynes, Anderson, sans oublier le retour inattendu de Breillat), de cinéastes moins chevronnés mais déjà notables (Triet, Glazer, Ben Hania, Ainouz, Wang Bing…), programme de têtes d’affiche épicé d’un 1er film de Ramata Toulaye-Sy, réalisatrice sénégalaise non répertoriée sur nos radars. Si on ajoute une floppée de 1ers films au Certain Regard, un bataillon d’autres cinéastes attendus en Séance spéciale, de minuit, à Cannes Première ou Hors Compétition (Scorsese, Almodovar, Indiana Jones – qui n’est certes pas réalisateur -, Kim Jee-won, Kitano, Quillévéré, Erice, Maiwenn, Mendonça Filho, McQueen…), et en attendant les repêchés de la dernière quinzaine d’avril, on voit bien que Frémaux, une fois encore, a ratissé très large dans le vivier cinémondial, prenant soin d’assurer une diversité de générations, de pays, de styles, d’auteurs, de stars et de genres. Comme chaque année, reste à voir le résultat sur l’écran, mais sur le papier, c’est impressionnant. Avec une question quand même : quand les vieux (sélectionnés en nombre) seront trop mal en point pour filmer ou décèderont, cela risque de laisser un vide béant. Ou de déclencher un grand ravalement.

L’enjeu à moyen terme est beaucoup plus complexe, retors, incertain, et pourrait se résumer à cette seule question : à l’heure du tout numérique et du tous écrans, un tel festival et tous les grands moyens qu’il mobilise (financiers, médiatiques, symboliques) a-t-il encore un sens, une nécessité ? Pour nous cinéphiles indécrottables de Transfuge, attachés au cinéma comme art et à la salle comme son écrin privilégié, la question de l’existence du festival de Cannes ne se pose pas et chaque mois de mai, la liturgie cannoise suscite notre désir, notre attente et notre émotion. Il suffit d’observer la fébrilité qui agite en avril-mai les journalistes de cinéma, les professionnels et les simples quidams cinéphiles transhumant sur la Croisette, pour comprendre que cette attente et ce désir sont largement partagés. Quoique… largement ? A dire vrai, plus les années passent, plus on a l’impression que l’excitation cannoise est ressentie par la seule communauté cinéphile. Le Festival de Cannes est certes un événement mondial, le plus médiatisé après les Jeux Olympiques et la Coupe du monde de football, et pourtant, on pourrait poser la question : les cinéphiles, combien de divisions ? Force est de constater que les amateurs d’images sont désormais tellement éparpillés au gré des mille sources et outils à leur disposition qu’ils sont de moins en moins concernés par ce qui se passe en mai dans les salles cannoises. Il suffit d’observer la place congrue que la télévision française réserve désormais à cet événement ou le faible box-office de nombre de films cannois pour mesurer que ce festival excite de moins en moins de monde. Cannes incarne peut-être la fameuse fracture peuple/élite dans le champ du cinéma : pendant que quelques 12 000 privilégiés matent les meilleurs films de l’année en avant-premières et en zappant ce qui se passe hors de Cannes, le reste du monde regarde ailleurs (la télé, internet, le streaming, des séries, des actus qui buzzent, des mèmes, des pastilles, du foot, des fakes news… et parfois aussi des films en salle). La question n’est plus de savoir si Cannes doit sélectionner ou pas des films de plateformes (s’ils sont bons, oui, évidemment), mais plutôt, vertige existentiel : combien de temps pourra encore durer la dichotomie entre la bulle dorée cannoise (art et commerce cinématographique, palmiers, smokings, paillettes, champagne) et un monde de plus en plus connecté, netflixé, mais aussi fragmenté, chaotique, inquiet, en colère, un monde de plus en plus indifférent ou au pire énervé par Cannes ?