Dans Madrigals Benjamin Abel Meirhaeghe façonne à partir de la musique de Monteverdi une fantaisie érotique admirablement maîtrisée.

Plus qu’un simple récital consacré à la musique de Claudio Monteverdi, et en particulier aux Madrigali guerrieri et amorosi, c’est une œuvre autrement ambitieuse que présente Benjamin Abel Meirhaeghe avec Madrigals. Joué en octobre dernier au Toneelhuis à Anvers, le spectacle frappe d’emblée par la liberté avec laquelle le metteur en scène et dramaturge investit la musique du compositeur italien pour nous projeter dans une réalité parallèle – écho lointain à un âge d’or où l’humanité par la grâce d’un très efficace coup de baguette magique aurait la possibilité de repartir de zéro. Pour improbable qu’un tel retour aux sources apparaisse, on s’y laisse néanmoins prendre et ce d’autant plus facilement que le petit monde qui se déploie sous nos yeux se révèle à la fois résolument inactuel et paradoxalement contemporain. 

Tout commence dans la pénombre par un enchevêtrement de bruits divers, grincements métalliques, moteurs, souffle… Une rumeur intense qu’accompagnent des éclairs tandis que se dessine une anfractuosité lumineuse, l’entrée d’une grotte à l’avant-scène où apparaît une jeune femme nue. Son corps ondule pendant qu’elle énonce d’une voix curieusement déformée des mots énigmatiques. La rumeur a cédé la place à des arpèges de cordes. Tout au long du spectacle, la musique alterne – quand il ne s’agit pas d’hybridation – entre les madrigaux de Monterverdi interprétés par un quatuor et les compositions de Doon Kanda aux accents électroniques bien d’aujourd’hui. Quant aux parties vocales, elles sont assumées par l’ensemble des interprètes, qu’ils soient acteurs, danseurs ou chanteurs professionnels. La perfection technique n’est pas le but recherché par Benjamin Abel Meirhaeghe, l’idée étant plutôt d’opérer dans le registre des émotions par une implication personnelle des protagonistes. Lesquels sont d’ailleurs invités à s’exprimer sur le projet au sein même de la représentation. 

Le résultat est à la hauteur. On découvre une célébration à la fois sensuelle et pudique des plaisirs de la chair et des joies et souffrances de la passion amoureuse. En témoigne cette séquence où des groupes de deux ou de trois se forment spontanément évoquant aussi bien de jeunes animaux en train de jouer que des créatures mythologiques. Cela ne s’arrête pas là bien sûr, car il émane de ces corps un puissant magnétisme. Les visages se rapprochent, les lèvres se tendent, des baisers sonores – amplifiés – sont échangés. Tous ensemble, ils s’étreignent, tirent la langue vers le ciel, leurs corps vibrant en un tremblement collectif. Plus tard, ils se rassemblent autour d’un feu de bois. Les airs se succèdent, chantés à un ou à plusieurs, comme autant d’humeurs teintées tantôt de tendresse ou de mélancolie quand il est question d’amour, mais aussi de guerre ou de mort. Tel ce « Je meurs et revis mille fois par jour ». Une jeune femme chante tout en s’appliquant à ligoter un homme allongé par terre. Le voilà enserré dans les cordes, mais ce sont de doux liens. Bientôt il s’élève au-dessus du sol. 

Mêlant ainsi jeux érotiques et moments poétiques, le spectacle esquisse un paysage enchanteur où le corps et l’esprit, l’humain et la nature composent une parfaite harmonie. Ce cadre raffiné a son envers qui, fidèle à l’esthétique baroque, rappelle aussi que la mort n’est jamais loin, comme le montrent ces squelettes enlacés dans une brume souterraine et que l’on voit aussi applaudir. Envahi de brouillard, le décor se fait plus minéral. Nous voilà dans une grotte comme aux temps préhistoriques. Puis c’est une tapisserie à motifs qui descend des cintres. Époques et esthétiques se télescopent, du passé archaïque à un futur de science-fiction. Avec ce spectacle charmant et délié, qui emprunte autant à la Renaissance qu’aux années 1970, Benjamin Abel Meirhaeghe montre qu’il est un artiste avec qui il faudra désormais compter.

Madrigals, conception et mise en scène Benjamin Abel Meirhaeghe ; musiques Claudio Monteverdi, Doon Kanda ; direction musicale Wouter Deltour. Les 14 et 15 avril à La Villette Paris ; les 11 et 12 mai au Maillon Strasbourg.