Tiphaine Raffier entretisse habilement symbolisme et réalisme dans cette adaptation audacieuse et très réussie de Némésis, dernier roman de Philip Roth.

« Huit verres d’eau par jour. » La recommandation déjà valable en temps normal paraît encore plus indispensable quand une pandémie fait des ravages touchant en particulier les enfants. Précisons qu’il ne s’agit pas de covid 19 mais de polio. Nous sommes en 1944 à Newark aux Etats-Unis, époque où en réalité ne sévissait aucune épidémie de polio alors qu’en Europe les troupes alliées combattaient pour de bon l’armée allemande. Cela n’empêche pas Philip Roth, usant de la liberté absolue de l’auteur de fiction, d’imaginer une épidémie cette année-là pour les besoins de son roman, Némésis. Ce livre que la dramaturge Tiphaine Raffier adapte aujourd’hui à la scène avec beaucoup de cran, est construit autour du personnage de Bucky Cantor, jeune professeur de gymnastique d’une grande force d’âme, mais démuni face à des événements qui le dépassent. 

Dans le spectacle, l’acteur Alexandre Gonin restitue parfaitement la bienveillance mêlée d’ingénuité de ce gaillard solide comme un roc, empêché de s’engager dans l’armée pour combattre en Europe à cause de sa mauvaise vue. On le découvre lors d’une visite à la famille d’Alan Michaels, un enfant décédé de la polio. Bucky se demande pourquoi la maladie l’a emporté, lui, le plus brillant de ses élèves et pas un autre. Le père se pose la même question. Assis devant l’aquarium d’Alan, ils évoquent son souvenir tandis qu’on entend la plainte déchirante de la mère dans une pièce adjacente. Ces cris légèrement amplifiés et déformés nous font basculer dans une dimension métaphysique. Un peu plus tard, c’est une parente qui, de douleur, dans la voiture les conduisant à l’enterrement arrache ses vêtements. En voix-off, un narrateur évoque la maladie comme « un adversaire déloyal et sans visage alors qu’en Europe ils savent contre qui ils se battent », donnant le sentiment d’une malédiction qui toucherait la population. Nous sommes dans la communauté juive – avec en arrière-fond, même si cela n’est jamais mentionné, les camps d’extermination nazis. 

C’est l’été, il fait une chaleur accablante. Sur le terrain de sport dont Bucky a la responsabilité, les enfants transpirent en jouant au softball. Beaucoup sont contaminés. La maladie se  transmettrait-elle en faisant du sport ? Est-elle liée aux crachats des Italiens venus les narguer ? On soupçonne tout et tout le monde. On cherche des boucs émissaires. Les enfants s’acharnent sur Horace, un faible d’esprit. Sous prétexte qu’il serait porteur de la maladie, ils le nettoient à l’ammoniaque. 

Opérant par touches finement construites Tiphaine Raffier installe ce climat fait d’inquiétude et de tension au sein duquel Bucky Cantor sent qu’il a un rôle à jouer. Il doit, comme le lui explique le docteur Steinberg, empêcher à tout prix que la peur prenne le dessus. La maison du médecin est représentée par une maquette. Les différentes pièces apparaissent en gros plan sur un écran offrant un double effet d’optique et d’échelle. Tantôt c’est l’œil du docteur Steinberg qui est agrandi par une loupe ou sa main devenue gigantesque face aux proportions miniatures de la maquette. Ces allers-retours entre réalisme et symbolisme donnent un aperçu non seulement de ce qui se passe dans la tête du héros, mais de l’atmosphère générale. 

Quand Bucky rejoint Marcia, la fille du docteur, qui est aussi l’amour de sa vie, au camp de vacances d’Indian Hill, cette atmosphère se teinte d’une étrange euphorie. Les acteurs chantent comme dans une comédie musicale accompagnés par des musiciens présents sur le plateau. Le décor idyllique – les rives d’un lac au milieu de montagnes boisées – tranche avec le climat étouffant de Newark. Bucky y exécute des plongeons aériens admirés de tous – ingénieusement rendus sur le plateau par un système de poulies. C’est l’occasion de faire enfin l’amour avec Marcia dans une île au milieu du lac. Mais un sentiment de culpabilité le taraude. En les quittant, il a trahi ses élèves menacés par l’épidémie à Newark. Il a fui devant la polio. Apparu à l’horizon un épais nuage provoque un frisson de panique. Il s’agit en fait d’une myriade de papillons qui s’égayent bientôt dans la nature. Mais le présage est là, rappelant évidemment les plaies d’Egypte évoquées dans la Bible. 

Le virus se rapproche. Bucky n’y est pour rien. Pourtant il s’accuse, tout en s’en prenant à Dieu à qui il reproche d’avoir créé la polio. Il pourrait aussi bien lui reprocher d’avoir créé le mal. Car c’est bien la question de la présence du mal dans le monde que pose le roman, fidèlement restitué dans ce spectacle remarquablement tenu de bout en bout. Question insoluble, même si débattue depuis des siècles, et qu’incarne à sa manière Bucky Cantor. Il y a beaucoup d’arcs et de flèches sur le plateau, allusion aux flèches invisibles décochées par le virus. C’est face à ces flèches que se dresse paradoxalement la stature héroïque et fragile du professeur de gymnastique que tous admiraient quand il lançait le javelot. À ces moments-là, explique le narrateur, « il nous paraissait invincible ».

Némésis, d’après Philip Roth, mise en scène Tiphaine Raffier. Jusqu’au 21 avril à l’Odéon Théâtre de l’Europe, Paris (75).