Dans la solitude des champs de coton, chef d’œuvre de Koltès renaît aujourd’hui au Théâtre de la Ville par la grâce de deux immenses acteurs : Xavier Gallais et Ivan Morane. 

Remonter Koltès aujourd’hui est une gageure tant cet auteur est associé à une époque, à un théâtre, à une génération. Koltès appelle les années 80, la fureur et le lyrisme de cet enfant de Dostoïevski et de Beckett y explosait alors. Difficile lorsqu’on assiste au duel qui se joue dans La solitude d’un champs de coton, de ne pas penser à Patrice Chéreau interprétant lui-même le dealer au festival d’Avignon de 1988. L’auteur et dessinateur Enki Bilal et le metteur en scène Kristian Frédéric ont donc décidé de s’attaquer au texte légendaire de Koltès. Légendaire parce que participant à cette œuvre que l’on vient d’évoquer, mais aussi parce que nous sommes, comme toujours chez Koltès, dans un lieu indéterminé et mythique. Bilal plante par sa scénographie de fumée et d’obscurité, un monde post-apocalyptique, où les êtres et les formes diffuses occupent la scène. Seuls des cris, d’hommes, de femmes ou d’enfants, viennent interrompre le silence. Surgit le « dealer », effrayant Ivan Morane qui cherche son client. Entre en scène ensuite celui-ci, haut Xavier Gallais, qui marche difficilement, puisque son pied gauche est pris dans un patin relié au sol, l’entravant et le condamnant à suivre une rame de métal en avant, et en arrière. Saisissant contraste entre le costume du dealer, manteau de cuir noir, et celui du client, costume clair d’été. L’un est déjà entré dans l’ombre, l’autre appartient encore à la lumière. Cette distance entre les deux hommes va être marqué par leurs jeux respectifs : Ivan Morane est aussi sentencieux et grave, que Gallais est sincère et apparemment désarmé. Et il faut s’arrêter là. Car le face-à-face de ces deux acteurs est la splendeur de la pièce. Pendant deux heures, nous suivons les accents de leur affrontement, les hauts et les bas de leurs supplications et de leurs fuites, dans ce texte qui résonne comme un oratorio dans la salle de Cardin. Qui a lu le texte de Koltès savoure chaque minute de cette dense interprétation, qui ne le connaît pas, comme c’était le cas des jeunes gens derrière moi, y entre stupéfait, désarçonné, même près de quarante ans après son écriture, de la radicalité et de la fureur tenue de l’écriture. Les gestes de Xavier Gallais, qui se fait ici aussi danseur qu’acteur, nous racontent avec force l’empêchement de l’individu qui voudrait mais ne peut, qui peut mais ne veut plus. Son corps qui se débat face au dealer, et dans le langage, s’avère, longtemps après la pièce, inoubliable. A tout avouer, on regrette les effets de la mise en scène, fumée et sons de l’enfer sur terre, car Koltès, par de si grands acteurs, résonne si juste, qu’on aurait peut-être désiré plus de recueillement. 

Dans la solitude des champs de coton, Bernard-Marie Koltès, mise en scène Kristian Frédéric, Enki Bilal, Théâtre de la Ville, jusqu’au 29 mars