Ancienne icône de la compagnie de Pina Bausch, Cristiana Morganti (se) regarde Behind the Light. Avec humour et lucidité. 

Cristiana Morganti, c’est elle. Femme-orchestre sans jouer le moindre instrument – mis à part son corps, sa voix, son visage. Et bien sûr, son esprit effervescent. Ces instruments, elle en jouit comme elle s’en joue, comme elle déjoue ses peines et rejoue divers états de fureur ou de fragilité ou de joie, en joutes verbales enjouées au par une sorte de journal intime dansé. Behind the Light est un autoportrait lumineux, tumultueux, chaleureux, sans amertume ni ténèbres, sans coin nuit donc, mais avec fauteuil rose gonflable et sèche-cheveux en mode stéréo. « Il fallait bien que je parle encore une fois de moi-même », dit-elle en gros. 

Car ce troisième solo, au moins aussi explosif que les précédents, témoigne une fois encore de luttes de haut niveau. Dans Moving with Pina, elle avait fait son coming out d’artiste créant à son compte, mais en racontant l’histoire – et les histoires – que tout le monde voulait entendre de cette italienne ultra-pimentée qui avait marqué de sa présence les spectacles de Pina Bausch, de 1993 à 2004. Ensuite, dans Jessica and me, elle nous offrait son autoportrait, bien au-delà de sa période Pina. Mais ce qu’elle entreprend dans Behind the Light dépasse son propre commerce. Dans une suite de sketches tantôt hilarants, tantôt émouvants, elle dévoile des pans entiers de la condition féminine, dans un monde qui ne jure que par le regard et par l’image. Dans ce monde, il faut à la femme une force de lionne pour revendiquer son libre arbitre. Heureusement pour elle, la Morganti en a les ressources. Peut monter sur scène et montrer ses hurlements, narrer les épreuves éprouvées, se rebeller et se libérer. 

Et les autres ? Ils peuvent s’asseoir face au plateau et se ressourcer, car en matière d’énergie contagieuse, elle en a à revendre, elle qui conçoit la relation avec son public comme un échange vivant. Avant même qu’elle entre en scène, des vibrations particulières traversent la salle, face à un espace blanc où trônent un microphone sur pied et le fameux fauteuil rose, posé là pour accueillir quelqu’un qui va inévitablement s’adresser à la salle. Sauf que Morganti n’en a pas besoin. Pas pour ça. Elle fait irruption telle une tempête, joue un état de crise, sort et revient pour dire : « C’était une blague ! » Quand elle parle de sa crise de vie pendant le confinement, de son régime ou de sa haine de la « danse conceptuelle en culotte » voire de directeurs de festival qui imposent leurs vues aux artistes, le ton farceur lui est un allié sans faille. Et quand elle chante, elle peut jouer seule un dialogue à la Mozart, alternant entre soprano et alto. Sauf que son pastiche chante la tyrannie de sa professeure de danse. Car Morganti a fait du ballet classique avant de s’encanailler à Wuppertal ! Et cette danse-là se fonde sur la vérité des sentiments. 

Aussi elle ponctue son gala de solos dansés, où l’on voyage de la fureur à la fragilité, de la joie façon zumba aux doutes existentiels à la Giselle. On voit même sa vie défiler en photos et à la fin elle revient à ce serpent de mer de Pina. On l’avait presque oubliée, celle-là, alors qu’on voit aussi, et justement à travers Morganti, à quel point Pina Bausch n’a pas seulement créé des pièces mais un langage. C’est à travers lui que la Morganti se raconte. Et y ajoute son naturel farceur, parfois avec la surexpressivité d’une actrice de film muet, en virtuose jouant de chaque fascia de son faciès. Reste qu’en tant qu’icône à vie du Tanztheater Wuppertal, elle fait face à de terribles dilemmes. Par exemple, comment utiliser dans ses pièces de la musique classique, jazz ou latine sans se faire tancer pour citer son égérie ? Et si elle n’en met pas, comment éviter qu’on lui demande pourquoi elle renie son héritage ? « Je bouge sur un terrain miné », dit-elle. Par chance, elle a appris à déminer les pièges pour s’établir en terrain mimé. Et dansé. Avec brio. Bravissima ! 

Behind the Light de et avec Cristiana Morganti au Théâtre des Abbesses jusqu’au 11 mars 2023.