Une série de photos tremblantes en noir et blanc apparaissent à l’écran accompagnées par l’inimitable voix de Delphine Seyrig : Sois belle et tais-toi ! Puis, elle égraine la liste des actrices qui prendront la parole : Juliet Berto, Pat D’Arbanville, Jill Clayburgh, Marie Dubois, Maidie Norman, Louise Fletcher, Rita Renoir, Shirley MacLaine, Anne Wiazemsky, Maria Schneider, Candy Clark, Barbara Steel, Millie Perkins, Ellen Burstyn, Luce Guilbeault etc. Un mur de crépi blanc ouvre et ferme le documentaire telle une page nouvelle encore à écrire. La première question est — hors-champ, volontairement hors-champ, puisque Seyrig ne se montre jamais, faisant tout juste entendre sa voix lorsqu’elle précise ou reprend une question mal entendue — celle du choix de vie ou de métier. Si vous aviez été un garçon auriez-vous été un acteur ? Et toutes répondent « Non ». Pourquoi lorsqu’on est un homme, la vie semble plus libre, offre-t-elle plus de potentialités ? Les réponses varient entre l’éducation, la possibilité de faire des études, de ne pas se sentir menacé dans la rue, de vivre à sa guise, sans la contrainte majeure d’avoir à fonder une famille à tout prix. On est en 1976 (le film ne sortira qu’en 1981) et la mise en scène de la parole donnée aux femmes, aux actrices, à ses consœurs de cinéma et de parcours, est un choix fort et déterminant de la part de Delphine Seyrig. Avec la volonté affirmée de ne pas juger, de ne pas poser de commentaires sur leurs mots mais de questionner des rôles, des clichés, des images, des façons de penser, en remettant en cause la place assignée aux femmes et dans laquelle elles se sentent à l’étroit, et ce par-delà les frontières américaines ou européennes, l’actrice-réalisatrice prend le problème à bras-le-corps. 

Seyrig filme avec une caméra légère, en noir et blanc, des femmes au café, chez elles, dans leur lit, avec une liberté retrouvée. Elle les affranchit de tout glamour sans pour autant les défaire de leur féminité. Toutes réfléchissent, interrogent ce rôle qui leur est échu. Toutes veulent se défaire d’une image qui leur colle à la peau, sans correspondre jamais à ce qu’elles sont véritablement. La beauté du titre se retrouve à l’écran sans le masque imposé par les studios, sans les canons esthétiques obligés : elles le sont toutes, belles, à leur manière, dans les gestes, les sourires et les voix. Et elles ont des choses à dire, ces femmes. Loin des normes et des codes qui les corsette. Elles fument, se rebellent, parlent haut et fort, racontent inconforts et humiliations tout en se faisant les héraults de la complicité entre filles, des amitiés féminines dénuées de rivalités, loin de la guerre des sexes et des combats auxquels on les condamne trop souvent. Car ce documentaire est le reflet d’une époque, les années soixante-dix, où la place de la femme est encore bien au chaud au foyer plus qu’à l’extérieur dans le monde du travail. Les acquis sont fragiles et le cinéma est le reflet de cette fragilité avec les rôles secondaires qu’il propose sempiternellement à ces femmes. Et si, par bien des aspects, les réponses qui émergent résonnent encore aujourd’hui, la question cruciale qui domine c’est celle du travail et des stéréotypes véhiculés par le cinéma : qu’est-ce qui définit une femme dans une société dominée par les hommes ? 

Au-delà de la nécessité du film, ce qui me frappe en revoyant Sois belle et tais-toi! c’est le parallèle avec un autre documentaire d’actrice, moins engagé apparemment, mais qui soulève un certain nombre de problématiques communes et qui, lui aussi, donne la voix aux femmes, aux actrices :  A la recherche de Debra Winger de Rosanna Arquette (2002)[1]. En choisissant des actrices de sa génération[2], Arquette soulève une question qui n’intéressait pas Delphine Seyrig en son temps, ni aucune des femmes interrogées par cette dernière : peut-on être à la fois une actrice et une femme épanouie, être heureuse à la maison et sur les plateaux ? Peut-on tout avoir et qu’est-ce que ce « tout avoir » suppose ? Pourquoi les hommes ne se posent-ils jamais la question en ces termes ? Le film de Rosanna Arquette s’ouvre sur une vision cinématographique qui l’obsède, la ballerine des Chaussons rouges de Michael Powell et Preston Pressburger (1948) se jetant sous un train incapable de choisir entre l’art et l’amour. Est-on obligée de choisir quand on est née femme ? Jane Fonda a abandonné le cinéma, Debra Winger aussi. Et les autres ? Arquette enquête auprès de ses consœurs et les réponses sont passionnantes.

Sois belle et tais-toi! se bat sur d’autres fronts et ce au prix de certains sacrifices. La maternité et la vie heureuse sont exclus du combat. Les actrices des années 2000 interrogées par Rosanna Arquette, elles, veulent en plus de leur carrière artistique être des femmes et des mères « accomplies » et réfléchissent à la manière de juguler les deux. Autre époque, autres mœurs. Le Sois belle et tais-toi! de notre « insoumuse »[3]nationale entre en résonance avec des problématiques contemporaines lorsqu’il interroge la place des femmes dans la société et leur effacement mais il n’oublie pas de souligner les prémisses d’une évolution positive qui commence à poindre, et ce dès 1976. Là où les deux documentaires se retrouvent c’est lorsque les femmes font le pari d’un regard neuf sur elles-mêmes, lorsqu’elles évoquent l’idée d’écrire pour les femmes, sur les femmes quand les hommes ne les comprennent plus. À elles de conquérir leur voix. 

Sur le tournage de Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles de Chantal Akerman (1975), Delphine Seyrig reprend cette idée de révolution du regard : « Quand certains sujets vont être abordés par des femmes, comme la prostitution par exemple, je pense que ce sera sous un angle qu’on n’a pas encore vu. »[4]Toute une gamme de personnages féminins émerge aujourd’hui, quand bien même le chemin est encore long, les rôles et les cartes commencent à être redistribués. Alors d’aucuns affirment que la femme n’existe pas ou qu’on ne naît pas telle qu’on le devient, ce qui est plus probable c’est qu’elle est plus que jamais à réinventer, loin des sacrifices et des carcans, loin des étiquettes et des fantasmes en kit. Comment ? Quel est son avenir ? Comme Seyrig, puis Arquette après elle, et sans être actrice, je n’ai pas de réponse, juste des questions, à foison.

Sois Belle et tais-toi! de Delphine Seyrig (documentaire, France, 1981) avec Jane Fonda, Jill Clayburgh, Millie Perkins, Rita Renoir, Maria Schneider, etc. Ressortie en salles en version restaurée et distribué par Splendor Films, 15 février 2023. Infos ICI.


[1] A la recherche de Debra Winger de Rosanna Arquette (2002, DVD édition des Femmes) avec Robin Wright, Diane Lane, Meg Ryan, Holly Hunter, Frances McDormand, Teri Garr, Laura Dern, Melanie Griffith, Jane Fonda, Selma Hayek, Charlotte Rampling, Whoopi Goldberg, Patricia Arquette, Emmanuelle Béart, Chiara Mastroianni, etc. DVD, Editions des Femmes, 2002.

[2] Mise à part Jane Fonda que l’on retrouve dans les deux documentaires à une place différente.

[3] Nom du collectif fondé par Delphine Seyrig, Carole Roussopoulos, Iona Wieder et Nadja Ringart qui réalisait des vidéos militantes au sujet des luttes féminines en France dans les années 70.

[4] Delphine Seyrig citée par Jean-Marc Lalanne dans son ouvrage Delphine Seyrig – En constructions (Capricci, février 2023).