Over Dance nous rappelle que tant que le corps danse, nous ne vieillirons jamais. Un superbe spectacle signé Rachid Ouramdane et Angelin Preljocaj à Chaillot. Et un air du temps à saisir : le retour du corps vieux sur les scènes.
Nous avions oublié les corps vieux. L’intensité, d’un corps, d’un visage, vieux. Nous avions oublié le Saint Jérôme du Caravage, les derniers autoportraits de Rembrandt. Comme un pan de la mémoire collective, c’est-à-dire de l’art, qui aurait été effacé.
Et pourtant nous en parlons, des retraites, du troisième, quatrième âge, en débattons ad nauseam. Mais l’idée de vieillesse n’a rien à voir avec l’image du corps vieux. Peut-être est-ce l’effet du covid, de ces images de corps à demi-mourant dans les couloirs des hôpitaux, de personnes défigurées par la douleur dont on arrachait les témoignages (l’obscénité de caméras qui se penchent sur des brancards n’a choqué personne dans notre époque d’indignation permanente. Dont acte. ). Peut-être étaient-ce les promesses du transhumanisme qui nous ont fait croire que la vieillesse n’était pas digne d’être montrée. Qu’elle était une maladie à surmonter, ou à laisser aux pauvres. J’ignore à quel moment notre refus de voir a commencé. Mais un jour, de ce siècle ou plus tôt, le corps vieux est devenu indécent.
Or, voilà que par un subit retour du refoulé collectif, il revient. Sur les scènes de théâtre, on peut le voir dans des pièces comme celles de Milo Rau, traversées par l’obsession des corps malades. On le préfère parfois plus vivant, dans des classiques, par la faconde de Catherine Hiegel, ou le génie d’André Marcon.
Fait plus extraordinaire, il revient aussi en dansant. Hors de toute humiliation, hors de toute récupération, et surtout, hors de tout discours.
À Chaillot, c’est Over Dance. L’un des plus beaux spectacles de l’hiver. Il est signé Rachid Ouramdane et Angelin Preljocaj et produit par la compagnie italienne Aterballetto. Ils sont une petite dizaine à composer les deux parties d’Over Dance. Ils ont entre soixante-neuf et quatre-vingts ans. La première partie s’ouvre, un homme et une femme entament une danse très music-hall. Lui, Daryll Woods vient du Harlem Ballet, a le « tap dance » dans la peau, invoque Broadway dans chacun de ses gestes. Elle, Herma Vos, est une ancienne figure du Lido, elle nous renvoie à un Paris seventies, paillettes et Claude François. La robe scintille, le danseur enchaîne sur un numéro de claquettes, leurs gestes sont à peine plus lents qu’autrefois, assez seulement pour qu’on le saisisse, et qu’au fil des minutes, le rythme s’amenuise, qu’ils entrent dans une autre forme de danse. Ils finissent par ne plus danser ou presque. Ils chantent un air suranné qui leur appartient. Ils ne sont pas vieux, ils sont les derniers habitants d’un monde sur le point de disparaître.
Chez Preljocaj, l’humeur est à la fête. Birthday party s’intitule sa pièce. Plus ample, elle réunit huit danseurs au plateau, de corpulences, d’âges, de styles différents. Leurs manières de danser, et d’être typée témoignent aussi de l’histoire de chacun. Faire appel à de vieux danseurs, c’est accorder une dimension supplémentaire au spectacle, enclencher un dialogue sous-jacent entre plusieurs histoires de la danse. Ainsi, Eili Medeiros, la punk que l’on connaît, danse avec Bruce Taylor, de l’Opéra de Paris. Leurs corps, leurs gestes, s’entrechoquent dans la chorégraphie extrêmement élaborée de Preljocaj. Par différents tableaux, qui alternent duos, trios et scènes de groupe, il montre la puissance des univers portés par des corps d’expérience. Il y a les faiblesses et la mort, ne croyons pas que les deux chorégraphes l’ignorent, mais il y a aussi le reste : c’est-à-dire l’amour, le désir de jouir, de rire qui continue.
Over Dance, de Rachid Ouramdane et Angelin Preljocaj. Théâtre National de Chaillot, jusqu’au 23 février.