Deborah Warner signe une nouvelle production lumineuse, à Garnier, de cet ouvrage lyrique majeur du XXème siècle.
Peter Grimes, de Benjamin Britten, est sans doute, avec Madame Butterfly et Turandot, de Puccini, l’un des opéras les mieux composés et orchestrés du XXème siècle, sans même évoquer l’originalité et la richesse de son écriture vocale. Mais ce n’est pas le plus joué, d’où le fait que le Palais Garnier était bourré à craquer pour la première de la nouvelle production signée Deborah Warner. Son Turn of the Screw, pour Covent Garden, passé en 1998, par la MC 93 de Bobigny, avait impressionné par son génie de l’épure et du mystère. Son Billy Budd, encore à Covent Garden, était esthétiquement astucieux et limpide. Sa Death In Venice, coproduite par l’English National Opera, la Scala de Milan, l’Opéra d’Amsterdam et la Monnaie de Bruxelles, était d’une poésie visuelle délectable. Son Peter Grimes co-produit par le Teatro Real de Madrid, Covent Garden, l’Opéra de Rome et celui de Paris, serait-il à la hauteur de l’attente ? Warner a choisi d’inscrire d’emblée ce premier drame brittenien de la maltraitance enfantine dans la veine poétique de sa Death in Venice. Dès le prologue, le pêcheur en haillons court sur le plateau, tente d’attrapper un idéal du moi narcissique, incarné par un acrobate tournoyant dans les airs. Il rêve follement de s’élever au-dessus de sa condition alors que, cousin de Wozzeck, il est promis au Mal, à la nuit et à la mort. Trois heures plus tard, l’Albatros gracile, venu des cintres, s’écrase sur le rivage, entérinant le fait que Grimes, encouragé par le capitaine Balstrode, s’est bien suicidé en mer. Deborah Warner a réussi son coup ! Certes, il n’a pas été facile d’oublier le Peter Grimes percutant, d’une rare évidence cinématographique, livré par Graham Vick, en 2001, à Bastille. Aussi brillants et fouillés que soient sa mise en scène et les tableaux qu’elle compose, Deborah Warner ménage ses effets, se contentant, par exemple, de montrer la vulgarité de la foule, avant que cette dernière ne laisse exploser sa violence dans une scène de lynchage symbolique du criminel présumé. La direction d’orchestre soignée d’Alexander Soddy, et le ténor Allan Clayton dans le rôle-titre, sont au diapason. A ce dernier, on a d’abord préféré le Balstrode autrement plus animé et expressif de Simon Keenlyside, et Jacques Imbrailo, en Ned Keene ; voire les seconds rôles, de John Graham-Hall à James Gilchrist en passant par Stephen Richardson. Mais il y a fort à parier que Britten, qui avait composé Peter Grimes pour son compagnon, le ténor Peter Pears, n’aurait pas aimé les incarnations plus véhémentes de Jon Vickers —qui chanta le rôle-titre au début des années 1980 à Garnier— et de Ben Heppner, véritable bête de style, en 2001, sur la scène de Bastille. Plus lyrique qu’héroïque, le Grimes de Clayton, ne triomphe pas moins du monologue final dont les nuances infinies confinent au grand art. Si l’on a entendu des Ellen Orford plus engagées que la soprano Maria Bengtsson, la distribution féminine ne démérite pas non plus et offre même un splendide quatuor vocal à l’acte II. Quant au chœur, amplement sollicité, il recueille une ovation méritée, à l’instar de l’orchestre. Ce Peter Grimes, d’un classicisme lumineux, et qui, contrairement à d’autres productions, se refuse à préciser ou à appuyer la dimension homosexuelle et pédophile du personnage principal, restera-t-il comme l’un des spectacles majeurs de l’année 2023 ? Force est d’admettre que l’on ne voit ni n’entend du théâtre lyrique de cette qualité tous les jours.
Peter Grimes, opéra en un prologue et trois actes (1945) de Benjamin Britten. Livret de Montaigu Slater, d’après The Borough de George Crabbe. Orchestre et chœurs de l’Opéra de Paris. Direction musicale. Alexander Soddy. Mise en scène. Deborah Warner. Jusqu’au 24 février au Palais Garnier.