Il est tout engourdi, Semetka. Enrôlé dans l’armée hongroise pour faire la guerre aux partisans soviétiques aux côtés de la Wermatch, ce grand échalas taiseux hérite bien malgré lui du commandement de son unité à la mort — pour le moins brutale — de son supérieur hiérarchique. Rien ne semble le surprendre ou l’émouvoir : les combats acharnés, la cruauté joyeuse de ses condisciples, la misère des mères et des enfants, la mort qui vient sans crier gare, tout ça lui glisse dessus, comme la pluie vient laver la boue sur son treillis. 

En adaptant quelques pages du roman Natural Light de Pál Závada, Dénes Nagy (dont c’est le premier long-métrage) ne se contente pas de réactiver une mémoire nationale à l’arrêt, à l’heure où Viktor Orban revendique sans sourciller l’héritage de la Grande Hongrie. Si le film jette une lumière sans fard sur le passé de toute une nation, calquant avec réussite, mais sans réelle surprise, son schéma narratif sur des modèles plutôt évidents, — L’Ascension de Larissa Chapitko, Requiem pour un massacre d’Elem Klimov et peut-être même Au Crépuscule de Sharunas Bartas — le projet cinématographique de Dénes Nagy intéresse moins pour sa pertinence historique, pourtant réelle, que pour sa faculté à absenter son personnage principal, en allant contre le principe même de l’interprétation. 

Au cours de son périple infernal, le visage de Semetka (Ferenc Szabó) se fige, se rigidifie, se lisse. On assiste à une lente dé-figuration, à l’éviction totale de la dramaturgie ordinairement associée à l’actorat. Puisque Semetka se met en retrait de sa propre histoire, espérant éviter de fait toute implication dans un récit collectif qui le dépasse, son visage est à la fois le signe d’une absence et un miroir tendu au hors-champ. Il n’y a plus de sentiments à figurer, de motivations secrètes à élucider, de jugements à exprimer. Sans la palette du jeu et de l’expressivité, que reste-t-il à l’acteur ? Un visage de marbre, pourrait-on dire, devenu surface de projection d’une certaine histoire du XXIe siècle. Visage de marbre, d’accord, mais Semetka a-t-il un cœur de pierre ? 

Il eût été facile pour Dénes Nagy de répondre par l’affirmative, de laisser son personnage céder à la folie meurtrière qui l’entoure, d’en faire un monstre parmi les monstres, sorte d’extension individuelle d’une culpabilité nationale. Il eût été encore plus commode de mettre en scène une prise de conscience courageuse et inspirante, comme l’industrie cinématographie les aime tant. Natural Light s’en tient à une ligne claire : pour qu’autant d’exactions soient commises, il fallait des spectateurs. Semetka est de ceux-là, que ce soit par peur, lâcheté, impuissance, principe de réalité, souci de ne pas déranger, manque d’empathie, indifférence généralisée au monde matériel, ou un mélange de tout ceci. Pour en rendre compte avec justesse, il fallait filmer un homme et refuser l’acteur. L’un regarde, l’autre joue. 

Natural Light, un film de Dénes Nagy, Nour films, sortie le 11 janvier.

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