Avec Un mois à la campagne, Clément Hervieu-Léger, sociétaire de la Comédie Française, s’empare avec une délicatesse extrême de la plus célèbre œuvre de Tourgueniev.  

Une femme brune, de belle allure, aux faux airs d’Elizabeth Taylor, période Chatte sur un toit brûlant, s’ennuie à périr sur scène. Allongée sur le ventre, perdue dans de lointaines pensées, elle observe discrètement le monde qui l’entoure, sa belle-mère – épatante Isabelle Gardien – , un brin marâtre, qui joue aux cartes avec la gouvernante, quelques familiers venus la visiter et le médecin de famille – remarquable Daniel San Pedro – cancanant à loisir les derniers ragots du village voisin, histoire de donner du sel à cette soirée sans fin.

 Pourtant, Natalia Petrovna – sublime Clémence Boué -, a tout pour être heureuse. Issue de la petite noblesse, mariée à un riche propriétaire terrien et mère d’un petit garçon des plus vifs, elle vit au gré des saisons. L’hiver à la ville, l’été en villégiature à la campagne. Mais délaissée par son rustre époux, elle cherche un peu de distraction amoureuse auprès de Ratkine – détonant Stéphane Facco – son amant platonique de longue date. Tout pourrait aller pour le mieux, les convenances étant parfaitement respectées, si elle n’était pas prise d’un vif désir pour l’angélique Belyaev – lumineux Louis Berthélémy- le jeune précepteur de son fil, tout juste arrivé de Moscou. En un rien de temps tout bascule. L’équilibre fragile est rompu. La belle perd pied, se montre irascible, capricieuse, parfois à la limite de l’imprudence. Au cœur de cette Russie impériale de la fin du XIXe siècle, tout est codifié. Aucune place n’est faite aux débordements amoureux. Alors quand la raison fait un pas de côté et que les cœurs, trop longtemps corsetés s’enflamment, les fondations de ce petit monde bourgeois, calfeutré dans ses certitudes, chancellent. C’est la fin d’un monde, d’une époque. Plus rien ne sera jamais pareil. 

 S’emparant de la pièce phare de Tourgueniev, dont l’œuvre préfigure celle de Tchekhov, Clément Hervieu-Léger, à sa manière subtile et délicate, donne à entendre magnifiquement les tourments émotionnels et sentimentaux de cette femme engourdie dans les langueurs et les désœuvrements de sa classe. Rattrapée par l’urgence d’une fin annoncée, elle se démène fiévreuse, fébrile, sans se douter un seul instant, qu’elle entraîne tout son petit monde au bord du précipice. Ciselant habilement les personnages, mettant à nu avec une belle humanité leurs caractères, et s’appuyant, à l’instar de Françon en 2018, sur la très belle traduction de Michel Vinaver, le metteur en scène porte jusqu’aux vertiges le déclin de ce petit monde privilégié. De la scénographie dépouillée rappelant le cinéma italien de l’après-guerre, à la direction d’acteurs, tous excellents, au cordeau. Et c’est tout simplement fantastique. 

 Sans négliger la dimension sociale de la pièce du dramaturge russe, Clément Hervieu-léger fait de ce Mois à la campagne, une balade agitée autant que sensible sur la carte de Tendre et insuffle grâce à une distribution virtuose un supplément d’âme à ce spleen en terre slave. 

Un mois à la campagne d’Ivan Tourgueniev. Mise en scène de Clément Hervieu-Léger. À l’Athénée – Théâtre Louis-Jouvet, Paris, du 10 janvier au 5 février