Une fiction qui donne à lire les images d’un film de Fritz Lang. Un portrait du cinéaste du Mal à Hollywood, de ses déboires avec le studio system en général et sa vedette, Gloria Grahame, en particulier. A découvrir absolument.

« Madame Grahame, comment allez-vous ce matin ? – Je vais bien, merci Mr. Lang.  Je suis presque prête, juste une minute je vous prie. » Gloria Grahame peine à rincer son visage des coups, enfermée dans sa loge au petit matin. Derrière elle, la maquilleuse s’emploie à masquer les traces d’une nouvelle nuit de violences avec ce compagnon que la vedette va bientôt épouser, un certain Cy, après Nicholas Ray et avant le fils de celui-ci. Jean-Paul Engélibert, dans Vicki et Mr. Lang, raconte un film par le menu, Désirs humains (Human Desire, 1953) avec Gloria Grahame dans le rôle de Vicki et Glenn Ford dans celui de Jeff. L’auteur s’attarde sur les coulisses du tournage, le travail sur le plateau, les confidences de Lang à son singe-marionnette nommé Peter, les tractations avec le studio, les prises et les déprises, les réécritures nombreuses d’un scénario qui doit passer la rampe des financiers. Lang voulait Rita Hayworth pour le rôle principal, en plein divorce, elle lui fait faux bond, il doit se contenter de Gloria G. qu’il a déjà dirigée un an auparavant dans Règlement de comptes (The Big Heat), et qu’il juge moins sensuelle, moins incendiaire. Bon, revenons au film, un Lang mal aimé, un remake de La Bête humaine. Renoir et Zola exportés sur le territoire américain et relus par un Allemand expatrié, le scénario a de quoi séduire mais Hollywood n’aime pas la nature profonde du roman, sa bestialité, cette pulsion meurtrière née d’une sauvagerie ancestrale et instinctive, le désir et la poésie qui transpirent des pores de la toile. Un film qui avance tel un train à grande vitesse lancé dans la nuit sèche, un film très cut, sans espoir de salut pour ses personnages. On est en 1953 et Fritz Lang signera encore trois films à Hollywood avant de jeter le gant pour rejoindre sa patrie dévastée. Méticuleux en diable, le « monocle vissé sur l’œil, le torse droit comme un I », Lang essaie de conserver le pouvoir sur un plateau qui ne souffre plus sa tyrannie. Lui qui revient la nuit vérifier le marquage au sol avant de se repasser en boucle les prises du jour. Jean-Paul Engélibert réussit à décrire les scènes du film en détail tout en leur restituant leur puissance visuelle — que l’on ait vu ou non Désirs humains. Le défi littéraire est de taille, après Tanguy Viel et son Cinéma qui décortiquait, démontait, reprenait jusqu’à l’ivresse Le Limier (Sleuth, 1972) de Mankiewicz pour en déceler la puissance de réception ou l’effet cinétique, et Jean-Paul Engélibert relève ce défi en visant autre chose. Ce qui l’intéresse ce n’est pas tant la réception du Lang par le public — ou par le lecteur-auteur — que la cuisine du studio pour faire plier le géant teuton à ses codes, sa morale et sa logique économique. « Il n’a jamais baissé les bras. Il a réalisé plus de trente films, il a toujours dû se battre pour les faire. » Un Fritz Lang qui plie sans jamais rompre, qui accepte les compromis sans transiger totalement avec ses choix artistiques. « Fais avec les restes, fais avec ce qu’on te donne. Est-ce cela la morale qu’il devra garder à la fin d’une carrière de quarante ans ? » L’Amérique veut des héros et des femmes fatales quand Lang regarde les êtres tomber. Vicki et Mr. Lang réussit à nous plonger dans le cerveau du cinéaste, dans les tréfonds de son âme qui ressasse inlassablement : « Tous des assassins. » Nous sommes tous des enfants de Caïn.

Vicki et Mr. Lang de Jean-Paul Engélibert (L’ire des marges), parution : 13 octobre 2022.