En solidarité à la guerre en Ukraine, le festival « Un week-end à l’Est », invite la scène artistique d’Odessa. Neuf galeries d’art et institutions du Quartier Latin exposent des œuvres où ne s’éteint pas la lumière, malgré le bruit des bombes.

« Aujourd’hui, soixante-dix missiles de croisière ont frappé l’Ukraine. Une fusée a frappé une maternité à Zaporijia. Quatre enfants et un nouveau-né sont morts. » Le torse aussi rigide qu’une statue de marbre sous un regard de pierre, Vadym Omelchenko a égrené le triste bilan du jour. Ce mercredi 23 novembre, l’ambassadeur d’Ukraine en France, a officiellement ouvert la 6ème édition du festival « Un week-end à l’Est » dont la programmation, qui devait à l’origine être consacrée à la ville de Tbilissi en Géorgie, a changé pour se porter sur la ville d’Odessa, lorsqu’en février dernier la guerre en Ukraine a éclaté. Une minute de silence. L’amphithéâtre de l’école des Beaux-Arts de Paris s’est levé et s’est tu. Si Odessa a été soulagée par la libération de la ville de Kherson, à moins de 200 km, son immense port sur la mer Noire reste bloqué et ses habitants plongés dans l’obscurité, sans eau ni électricité. La plus européenne des villes ukrainiennes tente de s’organiser alors que le bruit des bombes menace à ses portes. Mais l’inquiétude n’entame pas la résistance : l’activité de son opéra a été maintenue et dans les rues désertées, de petits regroupements de personnes jouent de la musique et lisent des poèmes entre deux retentissements de sirènes, tandis que dans leurs ateliers, des artistes figent des images qui plaident pour la persistance de fragments de beauté, quoiqu’il en coûte. « Les gens continuent de vivre, de défier l’invasion en survivant chaque jour, c’est ça l’esprit de la ville » exprime la voix passionnée du poète odessite Ilya Kaminsky, parrain du festival, aux côtés de l’écrivain de Kiev Andreï Kourkov (récemment couronné par le prix Médicis étranger pour son roman Les abeilles grises chez Liana Levi). 

Cet « esprit d’Odessa » transparaît dans les œuvres des expositions parisiennes qui émaillent, ce week-end, jusqu’à lundi, le quartier Saint-Germain des Prés. A la librairie-galerie Delpire & Co. les photographies de Ivan, Stanislas et Tim, trois jeunes photographes amateurs, âgés de 19 et 20 ans, nous parviennent du front grâce au programme de mentorat en ligne créé par la commissaire et chercheuse en photographie, Kateryna Radchenko, fondatrice du festival Odessa Photo Days. « Beaucoup de photographes ukrainiens sont devenus des photographes de guerre. Pour ces jeunes, on leur apprend à transformer leur expérience traumatique en création » explique-t-elle. Dans les clichés silencieux de Maksim Finogeev, exposés à la mairie du 6ème arrondissement, se ressent la même nécessité de raconter la stupeur qui refuse d’abandonner le rêve. Également liées au quotidien bouleversé d’une jeunesse engagée, les œuvres graphiques de Daria Filippova et Ievgen Velychev en forme de journal de guerre sont visibles à la Librairie Polonaise. Des rues en ruines, entravées de barricades et de checkpoints, des salles de classes transformées en abri précaire, des symboles protégés par des sacs de sables, ceux-ci ceinturant le musée Pouchkine ou gainant la statue du duc de Richelieu à Odessa, dont on n’aperçoit plus que la tête et une partie du buste à son sommet. Cet énorme amas autour du monument ressemble à s’y méprendre à une installation d’art contemporain. Evidemment, il n’en est rien. L’affiche du festival reprend d’ailleurs cette image frappante, alors qu’une autre statue, celle de l’impératrice russe Catherine II, fondatrice de la ville, ne devrait pas tarder à être mise à terre. Plus loin, dans une autre photographie, le trou accidenté d’une fenêtre laisse s’échapper une tache de soleil flamboyante, au point de nous aveugler, résumant, d’une manière abstraite, l’horreur du conflit dans une ville sublime. Cependant, si le caractère documentaire de ces clichés leur confère un aspect tragique, aucune sorte d’apitoiement n’y a sa place : « La ville reste vivante même si elle n’est pas aussi effervescente qu’avant la guerre. En temps de guerre, Odessa est déserte et lugubre mais pas brisée » témoigne un écrit de Tim. A côté, en écho, un journal de guerre, réalisé durant les trois premiers mois de l’invasion, rassemble le travail de plusieurs photographes ukrainiens, tandis que deux autres publications s’intéressent à l’histoire de la photographie ukrainienne, entrant de ce fait en résonnance avec la grande exposition que la Maison européenne de la photographie consacre à Boris Mikhaïlov, né en 1938 à Kharkiv, figure pionnière qui a documenté l’effondrement de l’Union soviétique et ses conséquences sur le peuple ukrainien. 

Plus nostalgique, au centre culturel tchèque, la jeunesse ukrainienne est cette fois captée par l’œil de la photographe Yelena Yemtchouk, réfugiée à New York. Entre 2015 et 2019, l’artiste a observé la mélancolie, l’errance et les rêves des adolescents d’Odessa, témoins sacrifiés de la guerre du Donbass. La lumière dorée et la douceur de ces images emprisonnent les sentiments d’inquiétude et de solitude avec justesse et rappellent combien Odessa est un haut lieu de la photographie contemporaine. Le livre de l’artiste, enrichi de textes d’Ilya Kaminsky, a d’ailleurs rencontré un vif succès.

Fragments de réalité entremêlés à des rêves brisés, jeunesse blessée et empêchée, ces sentiments se retrouvent dans l’exposition collective de la Galerie du Crous qui accueille un ensemble d’œuvres des élèves de l’école d’art Grekov d’Odessa. Ici, sur un polyptique bleu pâle, dansent de très jeunes garçons, torses nus, au rythme d’une ronde joyeuse qui appartient à un passé révolu, là une valise muette semble abandonnée aux pieds de toiles sombres qui ne sont autres que des portes de prison. En face, un triptyque met en confrontation la sensualité d’instants de paix, aménagés dans de petites fenêtres creusées dans la toile, et la violence de la guerre peinte au premier plan. Solomia Savchuk, responsable du département d’art contemporain du musée national d’art et de culture de Mystetsky Arsenal à Kyiv et commissaire de cet ensemble d’expositions, relate d’un filet de voix les difficultés pour faire venir les œuvres de ces artistes, pour beaucoup, toujours en Ukraine. Elle-même, réfugiée en France avec son fils depuis mars dernier, connaît ce douloureux périple et parfois, le temps de quelques secondes, son regard se fige dans une absence insondable.  « Quand c’est la guerre, dans la rue, lorsque vous entendez les sirènes, vous n’êtes plus qu’un corps, et ce qu’il vous reste, dans la tête, ce n’est plus que le souvenir d’une mélodie ou quelques phrases d’un poème », psalmodie avec ferveur Ilya Kaminski. Seules les œuvres d’Igor Gusev, figure emblématique de la vie culturelle odessite visibles à la Galerie Métamorphoses, transmettent l’humour légendaire de la ville. Non dénuées de citations duchampiennes, ses photographies glanées sur internet de vieux téléphones, téléviseurs, bicyclettes et autres aspirateurs mettent en scène des objets de fabrication soviétique qu’il recouvre ensuite de nuages de coton tentaculaires qui prolifèrent et viennent les parasiter. Sous l’humour de ces images surréalistes, se lit la référence directe à l’invasion russe. Depuis le premier jour du conflit, l’artiste publie une image par jour qui tourne en dérision en l’ennemi.

Un week-end à l’Est, Odessa, 6e édition, du 23 au 28 novembre 2022, Quartier Latin, Paris, weekendalest.com