« Je me suis planqué derrière le bel Édouard » 

Lunettes noires, veste noire à rayures tennis sur col roulé tout aussi noir.  Suis-je téléporté chez une rock-star adepte de sabbats électriques en ce jour d’été fondant dans les premières fraîcheurs bienvenues ? Pas tout à fait… encore que…Directeur de l’information de Radio Classique où il anime quatre matins par semaine la tranche horaire du 8-9, légende du journalisme, Guillaume Durand cultive deux passions : le rock et l’art. Face Rock :  le dvd de Rolling Thunder Review, le vrai-faux documentaire de Martin Scorsese sur la tournée de Bob Dylan en 1976, fait chauffer son écran d’ordinateur alors que nous prenons place dans un canapé. Aveu de l’intéressé : « J’ai détalé d’un cours de maths à Janson-de-Sailly lorsque j’ai appris que Keith Richards était en face du bahut, en train de s’acheter des fringues chez Renoma ». Une fascination pour le – vrai- rock jamais éteinte. Face Art : un domaine que maîtrise bien, par la force des choses, ce fils de galeriste de Saint-Germain-des-Prés, aujourd’hui auteur d’un merveilleux ouvrage atypique consacré à Manet, son « dieu ». Avec en filigrane, le récit morcelé d’un parcours personnel bousculé par le tsunami récent de la maladie. Manet par Durand et peut-être aussi Durand par Manet, comme si les mânes du géant l’avaient pris par la main pour le conduire là où il ne pensait peut-être jamais s’aventurer : au fond de lui-même, de ses incertitudes, de ses fragilités, de sa crainte de l’échéance, inattendue, lorsque le couperet de la « grave maladie » a signé la fin de l’insouciance. 

   La conversation s’engage dans le salon aux murs recouverts d’œuvres d’art. Mao sérigraphié par Warhol et David Hockney « Ipadé » par Hockney me dévisagent pendant que le bienheureux collectionneur me sert un verre d’Auxey-Duresses. Je laisse la parole à cet hôte princier : « J’ai commencé ce livre après la mort de mon père, je l’ai interrompu à l’annonce d’une tumeur à la mâchoire dont je ne pensais pas me relever. Un ami m’avait conseillé une sorte de rebouteux un peu louche qui, paraît-il, arrivait à calmer la douleur. Ce « coupeur de feu » ne m’a pas plu du tout. Je transpirais tellement à son contact que je me suis précipité à la fenêtre afin de respirer et là, que vois-je ? La tombe du bel Édouard. Un signe évident. Je me suis remis à la tâche ». Le bel Édouard … c’est ainsi que Durand aime appeler Manet, ce dandy de la rue de Saint-Pétersbourg, jamais à court de jolies femmes, de tenues fashionable et d’idées esthétiques d’ordre sismique. N’a-t-il pas changé la face de l’art avec ce noir dont se sont emparés les Malevitch, les Soulages, les Stella et autres membres de la black painting ? N’a-t-il pas effrayé Picasso qui se demandait comment peindre après ce génie absolu ayant aboli le dessin préparatoire et la perspective ? N’a-t-il pas inventé le cinéma, comme l’affirmait Godard, avec ce qui ressemble à de stupéfiants arrêts sur images ? Cf. Le déjeuner sur l’herbe… Le Balcon, et autres splendeurs intrigantes (les personnages ne se regardent jamais). 

    Durand, « l’amoureux » de Manet, cherche à révéler les liens évidents entre le maître et l’art contemporain. Et remonter le fil cellulaire. « Mon père, ce travailleur désinvolte, poursuit-il, ne croyait qu’à un seul truc, le talent. Aux diplômes, il préférait la fréquentation des gens intelligents. Cela ne m’a pas empêché de passer ma  maîtrise d’histoire et de devenir un temps prof parce que je n’avais aucun talent artistique majeur ». Ce brillant journaliste se sent très redevable à ses parents de lui avoir transmis cet axe essentiel : « la création est une apocalypse de sentiments extrêmement complexe sur laquelle il est difficile d’asseoir une morale, contrairement à ce que pensent les jeunes générations ». Mais ce livre-miroir dans lequel n’apparaissent pas seulement Manet et les grands fantômes de l’art, révèle autre chose, derrière la pudeur affichée : une envie de révéler une toute petite part de sa vérité. Tout sauf de l’eau tiède. « Quand on fait un métier aussi caricatural que le mien au milieu de tant de gens incultes et narcissiques comme moi, on a envie de se tourner vers la grandeur ! Je me suis planqué derrière le bel Édouard mais je ne suis pas Manet ». Soit. Mais un conteur, un écrivain et un survivant. C’est déjà beaucoup.

Déjeunons sur l’herbe, Guillaume Durand, Bouquins, 287p., 29,90€.