Quelle mouche à piquer le grand documentariste Frederick Wiseman de se lancer dans une fiction sur Sophie et Léon Tolstoï ? Une mouche inspirante, Un couple est une réussite.

L’un des plus grands documentaristes de notre époque, Frederick Wiseman, s’offre avec Un couple un pas de côté dans une œuvre monumentale dominée par son regard sur les institutions. Comme pour répondre à ses éventuels détracteurs, il cite Emerson : « La cohérence imbécile est le spectre des petits esprits. » Son nouvel opus se présente comme un monologue d’une heure vingt porté par la comédienne Nathalie Boutefeu qui emprunte, pour l’occasion, les habits et la coiffe de l’épouse de l’un des géants de la littérature russe : Léon Tolstoï. Wiseman et son interprète ont puisé dans la correspondance et le journal de Sophie Tolstoï pour composer ce texte mais aussi dans les lettres de Léon à sa bien mal-aimée. La force de ce monologue tient justement à son caractère dialogique donnant à entendre la voix de l’écrivain tout autant que celle de l’épousée. Le dispositif choisi par le cinéaste est vivace. Pour rythmer la prose du monde contre lequel le grand Léon s’escrime, Wiseman invite la nature à bruire. Il accorde de longs plans au ressac des vagues, aux grenouilles coassantes, au vent qui soulève les feuilles des arbres. Dans un jardin idyllique, les éléments se déchaînent pour ponctuer le texte de Sophie, lui donner le temps de respirer, de reprendre le dessus sur des mots qui disent la joie, la colère, l’amour et la peine. Toute une vie partagée avec un homme entièrement dévoué à la littérature, un homme qui juge que son existence ne peut être ailleurs que dans la création et que toutes les considérations triviales associées à sa femme et ses enfants lui dérobent une part importante de son être. Les plaintes de Sophie jouent une partition contrapuntique avec les mots d’amour de Léon, mais aussi avec ses moments de fureur et de rage. Une rage que s’approprie Sophie. Lasse de jouer le rôle de l’effacée — maîtresse de maison, mère nourricière, amante ou secrétaire recopiant les manuscrits de son adoré — elle espère exister un peu plus. Marre des grands sacrifices sans gloire(s). La rébellion est dans le verbe, et elle s’exprime haut et fort pour redonner une place à celle qui a permis au grand homme d’écrire Guerre et Paix, soit, mais aussi Anna Karénine. Anna K., autre femme qui s’insurge contre les conventions sociales et maritales. Sénèque ou La Bruyère sont convoqués par une Sophie qui refuse l’image de la meule au cou de Léon. Elle qui se rêve en communion d’esprit et de corps avec son compagnon de route pour aussitôt aspirer à fuir les humeurs de ce tempétueux mari auprès d’un amant imaginaire. Wiseman va chercher au plus près du visage de son actrice la vérité de cette femme inquiète, aimante jusqu’à l’aigreur. Au milieu du règne minéral, animal, végétal, le cinéaste capte quelque chose de l’humain, ses faiblesses et sa puissance, derrière les contradictions d’un couple pris dans les rets du mariage, affrontant de concert les tribulations et les nécessaires exigences de l’art. Le montage épouse ce mouvement vital. Derrière ce duel amoureux, Wiseman fait le portrait d’un artiste, de ses petitesses comme de ses largesses. En une heure vingt, il donne à voir la vie en plus grand.

Un couple de Frederick Wiseman, Météore films, sortie le 19 octobre 

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