Avec Until the Lions qui vient d’être créé à l’Opéra du Rhin, Thierry Pécou signe un opéra de toute beauté dont le livret, librement inspiré du  Mahabhârata, écrit par Karthika Naïr met en avant les personnages féminins. Une merveille où se conjuguent à la perfection richesse, efficacité et concision.

Aborder sur un plateau de théâtre l’univers au carrefour de l’humain et du divin d’une épopée comme le Mahabhârata, c’est confronter le spectateur à un champ de forces où s’opposent des figures dont la dimension mythique touche à l’archétype. En ce sens la représentation des péripéties vécues par les héroïnes et héros de l’opéra Until the Lions, relève pour une bonne part du rituel. Des personnages comme Amba, Bishma, Satyavati ou Shiva, sont, au-delà de tout réalisme, les vecteurs de forces qui même si elles prennent leur élan dans des sentiments humains finissent toujours par les dépasser pour atteindre une dimension cosmique. Représenter un tel monde est une gageure. 

Une image frappe aussitôt par sa cruauté quand on assiste à ce spectacle ; ce sont deux chevaux dont le museau est partiellement enfoncé dans un mur alors que leurs jambes ne touchent pas le sol. Une violence opaque, dérangeante, émane de cette vision des deux bêtes ainsi immobilisées dont on aperçoit seulement l’échine et la crinière. 

D’emblée il est question de guerre, thème central du Mahabhârata. Mais ce qui saisit alors plus que les mouvements assez convenus des danseurs sur la scène – ça s’améliore sensiblement par la suite –, c’est la formidable intensité de la musique. En quelques secondes hérissées par un martellement de percussions, l’orchestre, dirigé avec une remarquable précision par Marie Jacquot, installe un sentiment d’urgence. Impossible de ne pas se laisser prendre par cette ouverture aussi incisive que précipitée où la conjugaison des instruments semble découper dans l’espace un maillage subtil de lames sonores. 

« La vie est un vêtement dont on a tôt fait de se débarrasser, telle est la vérité de la guerre », entend-on dire par un locuteur invisible. Du sein de cette densité effrénée émerge bientôt une mélodie aux accents indiens. Apparaît la figure de Satyavati. Interprétée par l’actrice Fiona Tong, elle est à la fois narratrice et participante du drame qu’elle s’apprête à conter. Apprenant que le roi de Kashi a convoqué tous les fils nobles du pays pour le swayamvara –  cérémonie au cours de laquelle ses trois filles doivent choisir elles-mêmes leur époux – sans y inviter son fils, Vichitravirya, Satyavati enrage. 

À sa demande, son beau-fils Bishma (le baryton Cody Quattlebaum) enlève les filles du roi. Parmi elles, il y a Amba (la contre-alto Noa Frenkel) qui demande à être renvoyée auprès de Shalva, l’élu de son cœur. Problème : Shalva ne veut pas d’une femme déshonorée du fait de son enlèvement. De retour devant Bishma, Amba lui déclare sa flamme. Bishma l’aime passionnément. Problème : il ne saurait rompre son vœu de chasteté. L’insistance d’Amba à le convaincre de changer d’avis le fait vaciller, mais il résiste. Alors elle jure de le tuer en duel. Pour cela elle doit d’abord devenir un homme. Après qu’elle se soit astreinte à une ascèse rigoureuse, Shiva lui annonce qu’elle pourra se venger de Bishma dans une autre vie. Alors Amba se tue. Devenue le guerrier Shikhandi, elle peut accomplir sa vengeance. 

L’amour contrarié ainsi que l’affrontement entre Amba et Bishma forment ainsi le nœud du drame – avec en filigrane la quête spirituelle d’Amba pour se transformer et ce paradoxe que tout cet effort ne vise au fond qu’à en finir avec la vie. À ces mouvements passionnels aussi impérieux que contradictoires, la musique de Thierry Pacou donne un relief saisissant autant par son sens aigu de la dramaturgie que par sa capacité à marier héritage européen et ouverture vers d’autres traditions tout en intégrant dans son écriture un subtil mélange d’émotion et de distanciation. 

En témoigne la façon dont les parties vocales s’articulent avec l’orchestre, mais aussi l’utilisation étonnante d’un chœur préenregistré dont les voix retravaillées ont par moments quelque chose de diaphane ; comme si à travers elles s’exprimaient des créatures mythiques venues d’une autre dimension, voire d’un passé englouti au plus profond de nos mémoires. À moins qu’il ne s’agisse au contraire de signaler la différence entre ces voix et celles des protagonistes. Il n’en demeure pas moins que l’ensemble constitue un opéra particulièrement prenant et efficace aussi remarquablement structuré dans ses multiples nuances que de bout en bout de belle tenue.

Until the Lions, de Thierry Pécou, livret Karthika Naïr, direction musicale Marie Jacquot, mise en scène et chorégraphie, Shobana Jeyasingh. Ballet de l’Opéra National du Rhin. Chœur de l’Opéra National du Rhin. Orchestre Symphonique Mulhouse. Les 9 et 11 octobre à Mulhouse, La Filature.