Dans Tori et Lokita, le potentiel pathos victimaire des mésaventures de deux enfants migrants est neutralisé par la rigueur implacable de la mise en scène. Du grand Dardenne.

Si l’on s’en tenait à son scénario, à l’empilement d’avanies que subissent Tori et Lokita, des faux frère et sœur immigrés d’Afrique en Belgique, on pourrait ranger le nouveau film des (vrais) frères Dardenne dans la catégorie des mélodrames sociaux manichéens dont Ken Loach s’est fait le grand spécialiste. Mais Luc et Jean-Pierre Dardenne sont beaucoup plus forts et meilleurs cinéastes que tous les tâcherons du naturalisme compassionnel à message surligné. Leurs maîtres sont Eschyle, Rossellini, Bresson plutôt que Pierre Bourdieu ou Jean-Luc Mélenchon et ça se voit dans ce superbe Tori et Lokita, film aussi fin et coupant qu’une feuille de boucher. Il suffit de voir comment ils tempèrent le caractère victimaire apparent de leur histoire et l’aspect « méchants adultes belges contre gentils enfants africains » par des notations rapides mais fondamentales : des adultes blancs aident Lokita dans ses entretiens avec les services d’immigration ou prennent soin de Tori au foyer d’hébergement alors que d’autres adultes, noirs, rackettent gentiment mais fermement les deux enfants. La couleur de peau ne suffit pas à définir bourreaux et victimes. Car là où les Dardenne s’élèvent au-dessus de leurs nombreux confrères ou consœurs du réalisme social, c’est par la rigueur implacable de leur mise en scène qui contredit ou complexifie la charge de leurs scénarios. Dans la scène inaugurale, la préposée à l’immigration demeure hors champ : Tori et Lokita sont victimes d’un système légal sans visage plutôt que d’individus ontologiquement racistes. Toujours s’en tenir aux corps, aux visages, aux gestes, aux situations, aux choix de plans, ne jamais sursignifier les choses par tel dialogue explicatif, tel recadrage insistant, ce qui nous vaut des séquences dignes du meilleur cinéma d’action américain : un trajet labyrinthique nocturne vers un labo de drogue clandestin, les techniques d’agriculture du cannabis en milieu urbain, les stratagèmes pour pénétrer dans le labo à l’insu des trafiquants, ou encore une course-poursuite haletante en forêt pour échapper aux ogres d’aujourd’hui… Il y a aussi ces crises d’angoisse de Lokita, ou ces chansons qu’entonnent ensemble les deux enfants pour se tenir chaud de leur solidarité affectueuse (merveilleux A La fiera d’ell este, comptine italienne qui dit que l’on est toujours la proie du plus fort et le prédateur du plus faible) : les Dardenne montrent par la mise en scène et les corps, jamais ils ne démontrent ou n’expliquent par le dialogue ou le scénario. Avec parfois des idées aussi simples que brillantes, comme cette fuite avec une luge improvisée – suivant un principe hitchcockien, les frères utilisent dans leur mise en scène ce qu’ils ont à leur disposition : un terril industriel de leur région, un morceau de planche, l’inventivité ludique de leurs personnages-enfants. La séquence finale de ce sombre conte moderne est remarquable (attention spoiler) : aux funérailles de Lokita, Tori prononce un discours qui se singularise par sa concision, son absence de développements psychologiques ou biographiques. Les faits, rien que les faits, énoncés sans larmes ni tremblements dans la voix. Le petit Tori (extraordinaire Pablo Schils) est résistant, droit, fort, pudique, tête haute, dur comme un guerrier chevronné, et malgré la noirceur du moment, la perte incommensurable, il s’empêche de glisser dans le pathos ou la victimisation, il refuse de donner prise à la pitié, à l’obscénité compassionnelle. Tori et son oraison funèbre à l’os sont exactement comme ce film, comme le cinéma des frères Dardenne.

Tori et Lokita de Luc et Jean-Pierre Dardenne, Diaphana Distribution, sortie le 5 octobre

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