En mettant en scène aux Plateaux Sauvages le fils improbable d’un personnage qui n’a existé que par la force de persuasion de Romain Gary, Johanna Nizard restitue brillamment dans  Il n’y a pas de Ajar l’exploration entre essai et fiction de Delphine Horvilleur sur les ravages de l’obsession identitaire.

Il s’appelle Abraham. Au début on ne le voit pas. On entend seulement son accent parigot et ses ricanements après la diffusion de communiqués et extraits d’émissions de télévision annonçant le suicide de Romain Gary ; puis la découverte que celui-ci était l’auteur des romans d’Emile Ajar. Un commentateur s’enthousiasme de ce qu’il décrit comme un « suicide collectif ». Deux morts avec une seule balle de revolver : Gary et Ajar. Un exploit. Tout comme d’avoir obtenu deux fois le prix Goncourt en 1956 avec Les Racines du ciel, puis en 1975 avec La Vie devant soi

Tout ça fait marrer Abraham. Apparaissant au milieu d’un entrelacs de colonnes dont les faces miroitantes éclairées par la flamme d’une unique bougie donnent à l’espace un statut incertain – effet accentué par les plis et replis sur le sol d’une bâche froissée en plastique noir, comme si l’on se trouvait quelque part outre-tombe –, il remet en question la possibilité même de la mort d’Emile Ajar. Plus surprenant, déclinant son identité, il se présente comme son fils, Abraham Ajar. Initiales : A. A.. Le rejeton d’un pseudonyme… il fallait le faire. 

Avec Il n’y a pas de Ajar, ingénieusement interprété et mis en scène par Johanna Nizard aux Plateaux Sauvages à Paris, l’auteure, Delphine Horvilleur, offre une progéniture improbable à un écrivain connu pour son goût des mystifications afin d’interroger les notions complexes d’identité et de filiation. Romancier, Romain Gary aimait affabuler, notamment sur ses origines, et s’inventer des pseudonymes. Rabbine, spécialiste de la Bible et du Talmud, Delphine Horvilleur aborde dans ce texte entre essai et fiction l’obsession identitaire, source de tant d’hystérie et d’excès liés à l’opposition entre communautés arc-boutées sur leurs spécificités dans un  monde où la moindre étincelle met le feu aux poudres. 

Par le biais de son interprète gouailleur, elle ironise sur le fait que le premier geste d’Abraham, patriarche du peuple juif, ait été de rompre avec son père. Tout ça pour fonder une dynastie où, bien au contraire, on ne cessera génération après génération de revendiquer une filiation avec des ancêtres qui se perd dans la nuit des temps. Delphine Horvilleur examine cette rupture originelle avec le père pour montrer à quel point ce qu’on appelle « l’identité » est quelque chose de relatif. Aussi invite-t-elle à « sortir de la claustrophobie de sa propre image ». Sur scène Abraham s’est lui-même dépouillé de ses vêtements pour se métamorphoser en une femme nue couverte de tatouages. Première étape d’une série de transformations. 

Entre temps, il – ou elle – nous a appris comment énoncer le nom, imprononçable dans la tradition juive, de Dieu. Découvrant qu’il faut pour cela d’abord inspirer puis expirer, elle en tire toutes sortes de conclusions souvent drôles, sans ignorer pour autant les tragédies vécues par le peuple juif au cours de son histoire. « Un bon traumatisme ça s’imprime sur plusieurs générations », analyse-t-elle. 

Il est heureux que ce texte où la pensée chemine au gré d’une veine finement ironique et allègre ait trouvé en Johanna Nizard une interprète aussi libre et imaginative. Jusqu’à évoquer ce « trou juif » dont Ajar-Gary parle dans La Vie devant soi. « Trou juif » dont nous comprenons qu’il n’est pas spécifique aux juifs, mais que nous l’avons tous en commun, puisque c’est là que notre imaginaire puise en partie ses ressources ; d’ailleurs le plus souvent on l’appelle, au moins depuis le XXe siècle, l’inconscient.

Il n’ya pas de Ajar, d’après Delphine Horvilleur, mise en scène et jeu Johanna Nizard.  Jusqu’au 29 septembre aux Plateaux Sauvages Paris 75020. Puis le 8 novembre à Suresnes (92) ; le 18 novembre à Sens (89) ; du 29 novembre au 3 décembre à Villejuif (94) ; du 13 au 20 décembre au Théâtre du Rond-Point, Paris (75) ; le 28 janvier à Chelles (77), les 3 et 4 février à Versailles (78) ; du 7 au 9 février à Toulon (83) ; le 16 février à Maison-Alfort (94).