S’il devait exister une échelle de Hitchcock capable de mesurer les films à l’intensité des peurs qu’ils provoquent, des identifications, des attentes devant l’horreur pressentie, alors Decision to Leave serait une ligne imitant le calme plat. Et de la part d’un cinéaste comme Park Chan-Wook, c’est un changement passionnant. Il a construit avec sa trilogie de la vengeance et Mademoiselle un univers splendide, formel et sentimental, sadien et contemplatif, à l’image des mégapoles et des littératures d’Asie du Nord, où une géométrie de rêve rehausse les violences. Rien de tel ici. Quelques plans montrant un cadavre habité par des insectes, ou bien des vertiges face au vide d’une falaise ou d’un immeuble ponctuent ce qui est d’abord une histoire d’amour. Elle est aussi ancienne que le film noir : c’est celle où le détective tombe amoureux de la criminelle. Epoque contemporaine en Corée du Sud. Hae-joon, inspecteur de police insomniaque, enquête sur le décès d’un vieil alpiniste amateur, travaillant à l’office d’immigration. Sore, sa femme d’origine chinoise, est une suspecte plus que crédible. C’est un coup de foudre, du moins pour Hae-joon. La première partie du film déploie cette relation entre la jeune veuve et le policier marié, vivant la semaine dans la ville de son travail, le week-end chez son épouse. Nomadisme des sentiments, errance. L’enquête et les débuts de l’amour se confondent d’autant mieux qu’ils sont de même nature. Les questions permettent de vérifier des goûts communs. Être le flic de l’être aimé permet d’entrer toujours plus loin en lui. Evidemment, le spectateur voit bien que Sore domine ce ballet. Elle oriente Hae-joon vers un dénouement à son avantage. Intrigue merveilleusement ultra-conservatrice de la vamp victime et de l’officier micheton, de la marionnette virile et de sa maitresse. Et pour la mettre en valeur, Park Chan-Wook possède deux atouts que n’ont plus la plupart de ses homologues français : le burlesque et la virtuosité – sans parler de la direction d’acteur, et surtout d’actrice. La première partie se termine sur la prise de conscience de Hae-joon, ce qui ne l’empêchera pas de classer l’affaire. Débute la seconde partie, qui est le dédoublement de la première. Sore est de nouveau mariée, de nouveau son mari meurt assassiné, de nouveau Hae-joon enquête. Durant tout le film, la virtuosité opère dans le regard mutuel que se porte l’homme et la femme – contemplation, voyeurisme, manipulation, ravissement – renforcé par la multiplication des moyens d’enregistrements via nos téléphones. Elle opère dans les échos entre les parties, dans les ellipses, notamment concernant l’acte sexuel. Le missionnaire entre Hae-joon et son épouse est plus ennuyeux qu’une séance de repassage devant un épisode d’Hercule Poirot. A part un baiser censé être passionné, mais qui paraît bien maladroit comparé à tant de baisers hollywoodiens du passé, on ne voit entre Hae-joo et Sore qu’une pure tendresse, presque un épuisement à la perspective d’aller au-delà. Il en résulte une sensation d’engourdissement, de mélancolie, de distance des corps très contemporaine. Mais nous n’en savons rien en fait, le hors cadre est du domaine du privé, il n’appelle aucune réponse visuelle précise. En revanche, nous finissons par savoir qu’ils s’aiment vraiment. Et c’est peut-être la réelle intrigue de Decision to leave. Non pas élucider un crime mais un sentiment. C’est toute la beauté discrète de cette œuvre de Park Chan-Wook, aux antipodes de Mademoiselle ou de Old Boy.

Decision to leave, Park Chan-Wook, BAC Films, Prix de la mise en scène au Festival de Cannes 2022

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