À la Philharmonie, le chorégraphe Saburo Teshigawara, la danseuse Rihoko Sato et le pianiste Pierre-Laurent Aimard nous offrent leur superbe interprétation du Clavier bien tempéré. 

Du clavier bien tempéré, Sviatoslav Richter, qui fut l’un de ses plus grands interprètes, disait qu’il fallait « apprendre à l’aimer ». Il n’est pas simple en effet de céder à la passion du Clavier, œuvre si étrangère à tout romantisme, qui s’appréhende, se conquiert. Pierre Laurent Aimard a choisi de donner aujourd’hui à la Philharmonie le deuxième livre du Clavier bien tempéré, dont la difficulté est bien connue, ses préludes et fugues étant de véritables défis techniques pour les pianistes. Or, le pianiste fait vivre, par le choix des morceaux et par son interprétation, la virtuosité bien sûr, mais surtout, l’infinie variété de cette musique. Loin de toute austérité, elle se déploie avec verve, jeu, et Aimard cherche à faire entendre ses nuances. Ainsi, ce qui semblait pour le moins étonnant au début, que des danseurs aient choisi cette musique apparemment si peu chorégraphique, devient évident : le Clavier, dans la chorégraphie de Teshigawara, touche à ce que le minimalisme de Steve Reich devenait grâce à Keersmaeker dans Fase, un lieu de ressource et de déploiement, aussi juste chez les Baroques qu’aujourd’hui. L’intemporalité du Clavier éclatait hier sur la scène de la Cité de la Musique. 

Saburo Teshigawara est l’une des très grandes figures de la danse japonaise contemporaine depuis plus de quarante ans. Bach lui est familier, on se souvient notamment du récent Bach en 7 paroles sur les cantates, à la Philharmonie il y a trois ans. Déjà, il dansait avec son acolyte, figure double et contraire, la danseuse Rihoko Sato. Ce qui l’attire chez Bach, Teshigawara l’explique dans le programme : «  Il n’y a ni confusion, ni ambivalence dans la musique de Bach. Les sensations sont mises en forme- et la forme est traduite en sensations-avec une totale intelligence. » Ce mouvement clair qui va de la forme à la sensation, le chorégraphe et Rihoko Sato le reproduisent en offrant, chacun à leur tour, leurs énergies propres : l’un, rentré, empêché, statuesque, l’autre ouverte, tourbillonnante, véritable feu follet sur scène.  D’une part la nudité de Teshigawara, qui danse en offrant son corps vieillissant à la vue de tous, d’autre part, la fougue de la jeunesse de Sato. 

Il y a dans ce spectacle, une pensée limpide des contraires qui n’est pas sans faire penser à ce qu’écrivait Tanizaki dans son Eloge de l’ombre à propos de cette « fallacieuse beauté » de l’ombre, qui vient nous faire perdre le sens du temps. Comme la musique du Clavier de Bach, la chorégraphie de Teshigawara nous offre le vertige de la déprise. L’un et l’autre danseurs, tour à tour, déploient une temporalité neuve, qui abolit la précédente. Le vieux et la jeune, l’immobilité et la vitesse, l’empêchement et le déploiement, semblables à une construction de la lumière, par l’ombre. Le final réunit les deux danseurs sur scène, pour une unique fois, avec une délicatesse inouïe. Celle-là même qui définit toute la musique de Bach.  

Le Clavier bien tempéré, de Johann Sebastian Bach, Saburo Teshigawara, Rihoko Sato, Pierre-Laurent Aimard, Philharmonie de Paris, jusqu’au 14 avril.