Un livre très intéressant vient de paraître, La gauche réfractaire. Une correspondance entre Michel Onfray et Éric Naulleau sur l’état de la gauche. Si le premier déçoit, le second (chroniqueur à Transfuge) éclaire avec lucidité et intelligence les faiblesses et dérives de la gauche d’aujourd’hui.

Dans l’excellent livre dirigé par Michel Winock, Les figures de proue de la gauche depuis 1789 (Tempus, Perrin) Mona Ozouf rappelle, dans un article brillant sur Condorcet, que l’homme de gauche est celui qui bouscule les traditions. Dès son origine, sur les bancs de la Constituante, il est celui qui a des opinions « exagérées », une « idée très élevée » de la liberté et de l’égalité. Il est celui qui craint moins que les autres les ruptures d’avec le monde établi.

La gauche, multiple, mouvante, complexe à saisir dans son ensemble, a effectivement bousculé la société française, la fait évoluer, la rendue meilleure, plus juste, sûrement plus fraternelle qu’autrefois. Des grands hommes, visionnaires, courageux, utopistes, ont fait en sorte de faire vivre ses idées, et de les concrétiser. Condorcet fonde la définition de l’homme sur la raison, (et non sur le lignage, le rang, le statut ou la fonction) puis Saint Simon qui rêve d’Europe, Proudhon, Jules Guesde, Léon Blum, Pierre Mendès France, Michel Rocard, tous ces hommes ont œuvré à ce qu’il y ait plus de justice sociale. Comment ne pas les suivre, dans leur rêve d’une société plus égalitaire, moins dure pour les plus faibles ?

Comment oublier ces philosophes de la gauche, rappelle Winock, comme Charles Renouvier sous la IIe Republique, Jules Barni sous la IIIe République, et ces hommes d’État que furent Gambetta, Ferry et Clémenceau, qui tous, ont fait avancer ces idées de gauche en enracinant la République dans l’esprit des Français ? Ces hommes se sont battus pour la liberté de pensée, la liberté d’expression, la liberté de réunion, la liberté syndicale…Ferry instaure, comme chacun sait, l’école gratuite et obligatoire, l’instruction généralisée étant pour lui le plus sûr garant de progrès social. Clémenceau, lui, se bat pour la protection sociale, les horaires de travail, les retraites et l’aide aux malades. Tous ces hommes de gauche ont chevillé au corps l’idéologie du Progrès, l’idée de perfectibilité humaine. Une croyance en l’avenir de l’homme, grâce au fait de pouvoir s’émanciper d’une société aliénante, à l’époque, la monarchie et l’Eglise catholique ; aujourd’hui, le capitalisme, le patriarcat, le racisme etc.

À cette gauche républicaine s’est greffée une gauche socialiste, qui souhaitait aller plus loin sur les réformes, voire refaire une Révolution, tant une autre révolution, celle-ci industrielle, fut un cauchemar pour cette classe naissante, les ouvriers. Cette histoire de la gauche est passionnante, et il serait évidemment faux de la réduire à une grande erreur qui courrait depuis 1789, sauf à être un véritable contre révolutionnaire, tels Maistre, Bonald ou encore Burcke.

Éric Naulleau et Michel Onfray, qui signent La gauche réfractaire (Bouquins), sont issus de cette famille politique. Dans ce livre, construit sous forme épistolaire, intéressant à plus d’un titre, ils regrettent la gauche d’hier, ils rechignent, renâclent devant ce qu’est devenue la gauche d’aujourd’hui. Ces « exagérations » dont nous parle Ozouf et qui définit la gauche, si elles ont permis des avancées sociales au cours des deux derniers siècles, sont aussi en sens inverse capables de se transformer en délire, mensonges, haine, violence. C’est en tout cas la manière dont Naulleau et Onfray voient son évolution.

Disons-le d’emblée : si les lettres d’Éric Naulleau sont à mes yeux fondées, mesurées, et visant juste, je suis plus sceptique sur celles de Michel Onfray. Je ne suis pas un lecteur de ses livres, mon jugement est donc partial. Ses lettres, pour la plupart, sont hargneuses, pleines de raccourcis historiques, et pour le pire, des délires. Je pensais cet intellectuel plus rigoureux. Las, quelle déception. Un exemple ? Comment peut-il affirmer sans sourciller, que la Communauté européenne, puis l’Union européenne, se seraient construites non pas contre le nazisme, ou l’éventualité de son retour, mais à l’unisson du nazisme ? Onfray ose dire que l’objectif de l’Europe est à l’instar de l’hitlérisme, le Lebensraum, cette notion d’espace vitale si chère aux nazis… On peut être défavorable à la construction européenne, et des arguments tiennent parfaitement pour en décrire ses faiblesses, sinon ses erreurs. Mais dire de telles inepties relève plus de la confusion mentale que du débat d’idées.

On se penchera par conséquent plus du côté d’Éric Naulleau, plus concret, plus factuel, que le philosophe, pour décrire et dénoncer certaines orientations de la gauche. On sait, il suffit de le suivre sur les réseaux sociaux, que Naulleau lutte comme un gladiateur, chaque jour, contre les dérives du néoféminisme, du Wokisme, de tout ce qui relève des luttes dites intersectionnelles. Ce qui frappe à lire ses lettres, synthèses et développements des 1000 tweets de combat, c’est combien cette nouvelle gauche se choisit des figures pour la représenter, pour le moins discutables, sinon nauséabondes. Bien sûr, rien de neuf sous le soleil, Battisti avait dans les années soixante-dix été soutenu par toute une gauche intellectuelle, alors qu’il s’est avéré, in fine, qu’il a bien été ce terroriste sanguinaire. Les figures que cette néogauche romantique se choisit aujourd’hui, sont aux yeux de Naulleau et de biens d’autres électeurs de gauche, rédhibitoires. Il recite le texte, sûrement le plus ignoble de ces dernières années, qui a disqualifié toute une partie de la gauche aux yeux d’une autre gauche : celui de Virginie Despentes dans les Inrocks, qu’on ne se lasse pas de relire, tant il est ce que la gauche peut faire de pire. Le texte a été écrit quelques jours après le massacre de Charlie Hebdo, à propos des frères Kouachi, responsable du massacre des journalistes : « J’ai aimé aussi ceux-là (les Kouachi NDLR) qui ont fait lever leurs victimes en leur demandant de décliner leur identité avant de viser au visage. (…) Je les ai aimés dans leurs maladresse-quand je les ai vus armes à la main semer la terreur en hurlant ‘on a vengé le prophète’ et ne pas trouver le ton juste pour le dire. »

Ce texte, sur les réseaux sociaux, a été « liké », aimé, suraimé, par des milliers d’adorateurs de Virginie Despentes, de gauche. La honte pour un mouvement politique qui a compté tant de femmes et d’hommes extraordinaires. 

Cette gauche de la haine, du ressentiment, Naulleau la montre une nouvelle fois du doigt en rappelant qu’Adama Traoré, nouveau martyre d’une gauche déboussolée, a un lourd casier judiciaire. Peut-on décemment en faire une figure christique, de cet homme qui a violé son codétenu ? Et ce procès fait à la police, alors qu’à ce jour, dix expertises contradictoires de la mort d’Adama Traoré ont été faites ? À la gauche qui doute, pense, critique, s’est substituée ici une gauche à l’aveuglement idéologique, qui ne prend pas de gants.

Hélas, les exemples de ce type affluent ces dernières années, et l’on devine qu’on n’est pas prêt d’en sortir. Naulleau se réclame encore et toujours de la gauche républicaine, de la gauche socialiste, universaliste, de la gauche antitotalitaire. Une gauche hugolienne, plus sensible aux plus démunis qu’obsédée à la Carl Schmidt par un ennemi à abattre, que ce soit le patriarcat, le bourgeois, le capitalisme… Naulleau reste à la fin du livre d’ailleurs optimiste, à rebours d’Onfray, sur un revival d’une gauche des idées, constructive, non violente, non hargneuse, non ressentimentale, non poutinienne. Une gauche n’ayant à voir avec des intellectuels qui empruntent à la rhétorique d’extrême droite, ses méthodes et son vocabulaire, comme le texte récemment de Frédéric Lordon, qui traite Macron et Lepen de « porcs », dans une violence inouïe.

Naulleau finit sa dernière lettre en rappelant qu’Éric Zemmour est un de ses amis intimes, et qu’il ne partage pas ses idées. Naulleau estime que l’Islam est compatible avec la République ; Naulleau ne pense pas que Pétain et Vichy ont protégé les Juifs ; Naulleau déteste toute forme de misogynie. Il est allé à Villepinte, pour le grand meeting de Zemmour. Par amitié ; par curiosité de voir comment se débrouiller son ami comme orateur ; comme journaliste politique, et, connaissant l’animal, on pourrait rajouter par provocation, pour faire réagir une gauche qu’il ne supporte viscéralement plus. Il dit dans cette lettre qu’il a perdu des amis par ce geste, des contrats, des rendez-vous qui ont été annulés. Je lui ai, moi, réitéré ma confiance, et n’ai pas une seconde pensé arrêter sa chronique. Je sais ce que pense Éric Naulleau, cela me suffit. Et la fidélité en amitié m’a toujours tenu à cœur, connaissant sa fragilité. Éric Naulleau, c’est la gauche de demain. Soyons patients, elle reviendra, et produira de nouvelles et belles idées, comme jadis elle a su le faire.

Michel Onfray, Éric Naulleau, La gauche réfractaire, Bouquins, 260p., 20 €