La postérité fut vacharde pour Ambroise Thomas (1811-1896). Parangon d’un certain académisme bourgeois et d’un goût qui se voulait bon, il pâti de sa gloire anthume, de son respect des codes et des sujets qui l’inspiraient. Qu’un musicien aussi prudent osât s’attaquer à Goethe, Shakespeare ou Dante était naturel en son temps, mais semblera irritant à ses héritiers. Ajoutons à cela une cohorte de critiques progressistes et un mépris global pour la musique française du XIXe siècle : longtemps Ambroise Thomas connaîtra le purgatoire, ne restant célèbre que pour son orchestration de… La Marseillaise.
Depuis une vingtaine d’année, on redécouvre pourtant certains opéras, comme Mignon ou, surtout, Hamlet. Créé avec grand succès en 1868, cette adaptation (fleuve et très française) de Shakespeare témoigne de la sensibilité romantique pour le théâtre élisabéthain. La pièce monstre est évidemment retaillée au goût parisien (élaguée, coupée d’une partie de ses protagonistes, avec un épilogue moins sanglant et une manière de (quasi) « happy-end ») mais le livret de Barbier et Carré est d’une incontestable efficacité dramatique. Ce qu’Hamlet perd en bruit et en fureur, il le gagne en cohésion et unité. L’opéra reste toutefois en bien des points composite, exigeant un spectacle au cordeau, car la moindre balourdise peut faire flancher l’ensemble.
Voilà pourquoi la production de Cyril Teste, montée en 2018 sur cette même scène de l’opéra-comique, est assez exemplaire…
Par une « contemporéanisation » symbolique et élégante, par un constant jeu de miroir et de rideaux, par un remarquable emploi de la vidéo, laquelle suit les chanteurs en coulisse, le scénographe parvient à percer le plafond de verre et donner ses lettres de noblesse à une œuvre mal aimée. Constamment inventif sans pourtant verser dans le gadget ou le remplissage, son spectacle estompe les « ventres mous » de l’opéra, fluidifie ses trop grandes disparités et crée une véritable tension dramatique alors que d’autres se seraient limités à une suite de morceaux de bravoure.
Il faut dire qu’il est en cela remarquablement épaulé par la baguette attentive, amoureuse et parfois passionnée de Louis Langrée, qui dirige Ambroise Thomas comme il doit l’être : avec sincérité. Lui aussi parvient à donner une logique intrinsèque, presque organique, à cette partition fourre-tout : il exacerbe sa typicité musicale sans jamais verser dans la grandiloquence ni la mièvrerie.
Sur la scène, la salle Favart retrouve les artistes qui avaient contribué à son premier triomphe, voici quatre ans. Le Claudius monolithique de Laurent Alvaro, le spectre tout aussi glaçant de Jérôme Varnier. Mais le spectacle est littéralement emporté par ses deux héros, Hamlet et Ophélie.
Dans le rôle de la fiancée éconduite, Sabine Devieilhe règne sans partage, et pour longtemps. Vocalité coruscante et souffrance brute, la soprano colorature se joue des écueils de cette redoutable partition, avec un naturel vertigineux. La fameuse scène de sa mort (un acte entier !) est bouleversante, sublimée par une vidéo d’une rare beauté.
A ses côtés, Stéphane Dégout épuise toutes les possibilités du personnage principal, donnant d’Hamlet une incarnation majuscule. Le baryton possède un regard traqué, presque dostoïevskien, et devient Hamlet jusque dans ses silences, son sommeil. Beauté du timbre, endurance vocale, agilité scénique, on ne sait plus quoi louer tant il s’identifie au prince du Danemark.
Tonton Ambroise peut dormir tranquille : sous la poussière des ans et des légions d’honneurs bat un cœur vibrant que certains (vrais) artistes savent réveiller.
Hamlet, d’Ambroise Thomas, direction musicale, Louis Langrée, mise en scène Cyril Teste, Opéra Comique, jusqu’au 3 février. Plus d’infos sur opera-comique.com