Où un grand peintre, Signac, prouve qu’il est aussi un grand collectionneur. Superbe expo à Orsay.

Est-ce à cause du semis d’éclats colorés de Cross, leur vivacité et leur motilité, hésitant entre l’artifice de la mosaïque et les soulèvements, les clignotements grisants d’on ne sait quelle force panique irriguant les paysages du néo-impressionniste ? Ou est-ce imputable à cette faiblesse de tête qui vous prend lorsqu’une rêverie dont on se croyait le propriétaire – en l’occurrence, un musée imaginaire, idéal – sort des vapeurs de la fantaisie, se concrétise – même si ce « concret » est le papillotement kaléidoscopique d’esquisses de Seurat ? Je ne sais pas, mais, parcourant la belle exposition d’Orsay qui rend justice à la finesse de discernement de Signac, œil de collectionneur comme de peintre, il me revient une phrase. Anachronique, sans doute, au milieu des témoignages du goût de celui à qui Thadée Natanson, rappelle le catalogue, aurait volontiers donné le sobriquet de « saint Paul » du néo-impressionnisme. Mais voici ce qu’écrit Balzac, dans Le Cousin Pons : « les âmes créées pour admirer les grandes œuvres ont la faculté sublime des vrais amants ». L’essai de Marina Ferretti Bocquillon fortifie l’intuition : la collection de Signac répond « à une stratégie de communication réfléchie et les tableaux deviennent chez lui un puissant outil de démonstration » au service du néo-impressionnisme. Signac aime et défend en proportion.

Mais balzacienne fut aussi l’existence de cet homme « ancré dans le XIXe siècle » : son arrière-petite-fille, Charlotte Hellman peint ainsi la situation singulière de celui qui, à partir de 1913, s’est trouvé à la tête d’une double famille. Et double fut aussi sa collection, dans le temps (la Grande Guerre marque une césure, un ralentissement chez celui qui avait commencé en 1884 avec un Cézanne), dans l’espace, puisqu’il a laissé, en la quittant, le gros de celle-ci à sa femme, et qu’il lui faut en refaire une. Comme les « vrais amants », tout rappelle sa maîtresse à Signac et la galaxie impressionniste (Monet, Renoir, Cézanne), l’art japonais, les fauves, Matisse, et même des choix qui peuvent laisser perplexe (non sur leur qualité intrinsèque : Signac ne trébuche jamais), comme les Nabis – tout est contraste, prolongement ou antécédant du néo impressionnisme. Dont le héros est ici Seurat, magnifiquement représenté, sans oublier Cross ou Maximilien Luce.

Mais le visiteur lui aussi prétend compter parmi les « vrais amants » et éprouve de violentes passions. Pour un merveilleux Pissaro (Le Troupeau de moutons, Eragny-sur-Epte, 1888) : variation duveteuse, ou plutôt laineuse, sur le poudroiement, à gauche géométrie presque abstraite déterminée par une oblique décidée, à droite calme variété des façades, au centre extraordinaire zone d’indéfinition. Puis c’est l’étrange Ma cheminée de Juliette Cambier (1917), le motif central, vase et bouquet, semblant se déployer dans tout l’intérieur. Enfin, Louis Valtat et son Nocturne (Effet de lune) (vers 1900-1901), où tout se tord, se contourne et vibre, comme sous l’influence sorcière de la lune.

Exposition Signac collectionneur, Orsay, jusqu’au 13 février

Catalogue Signac collectionneur, sous la direction de Marina Ferretti Bocquillon et Charlotte Hellman, Musées d’Orsay et de l’Orangerie/Gallimard, 272 p., 42€