Par un subtile entrelacements de signes et grâce à un casting formidable, Aurélia Georges transforme une intrigue de roman-feuilleton en un film abstrait et social. En salles mercredi 19 janvier.
Voilà un film classique au meilleur sens du terme. Aurélia George adapte The New Magdalen, un roman victorien écrit en 1873 par Wilkie Collins, et dont elle ressuscite l’esprit feuilletonesque tout en le transposant en pleine guerre de 14. Il ne s’agit pas d’une transposition gratuite mais de chercher un contexte paroxystique pour faire admettre des situations qui ne le sont pas moins. Situations de mélodrame social, dans le sillon des Misérables de Hugo, ce roman que Nellie, enfant des rues, ancienne prostituée transporte avec elle. Ce sont aussi des situations d’un thriller avant la lettre, contant la façon dont Nellie endosse les habits et l’identité de Rose, une héritière de bonne famille ayant reçu une balle perdue. Classique signifie d’abord ici que La place d’une autre captive par son adresse scénaristique bien que linéaire. Aurélia George et sa co-scénariste Maud Ameline, auteure de quelques grands scripts (pour Peretjatko, Lvovsky), organisent cet échiquier d’intérêts en fabriquant des situations extrêmes où chaque personnage tente de remporter sa mise, au prix de dénis, mensonges et trahisons.
Mais ce qui impressionne le plus, c’est la façon dont la cinéaste tisse au milieu de cette toile d’intérêts divergents des signes épars et mystérieux, de façon à ouvrir son intrigue ténue à des perspectives sociales, troubles, mystérieuses : ici, la façon dont une superbe prédication pastorale interroge les cœurs de ses héroïnes, dont des roses en écho au prénom de celle dont Nellie a endossé l’identité apparaissent sur le motif d’une robe qu’on lui impose de porter. La broderie de nombreux motifs différents mais rimant les uns avec les autres épaissit le trait de la trame comme des caractères soudain animés d’une dense vie intérieure. Pour y parvenir, Aurélia George opte pour un judicieux choix de casting. Elle utilise la prodigieuse Lyna Khoudri (The French Dispatch) comme une surface fébrile et réfléchissante sur laquelle chacun apposera sentiments et interrogations. Est-elle machiavélique ou est-elle une innocente prisonnière d’une méprise ? A-t-elle souhaité la mort de Rose au point de ne rien avoir vu ? Rose est campée par Maud Wyler, une des comédiennes actuelles les plus impressionnantes mais que l’on voit trop peu à l’écran. Elle fait de son personnage de victime, une femme funambule, mi-héritière, mi-orpheline, moins vivante que morte, un zombie social mal aimable. Enfin quel personnage lisse aurait été la riche Eléonore si elle n’avait pas été interprétée par Sabine Azéma qui apporte à cette veuve égoïste et intolérante une fantaisie et un trouble digne de grands personnages chabroliens. Cet art de brodeuse transforme le feuilleton en un entrelacement de lignes éclatées et courbes. Elle tisse une trame abstraite, complexe et retorse, à multiples lectures, de façon à résonner avec nos préoccupations sociales actuelles. Comme dans tout bon film classique, on peut aisément revoir ce film et y déceler à chaque révision de nouvelles richesses.
La place d’une autre, Aurélia Georges, Pyramide Distribution, Sortie le 19 janvier
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