La Cerisaie de Tiago Rodrigues nous plonge dans la lumière d’un dernier été. Un parti-pris joyeux porté par le face-à-face entre Adama Diop et Isabelle Huppert.

C’est la pièce aimée à la folie. Mille fois sollicitée, mille fois remise sur le métier, mille fois réinterprétée. Or, le mystère de l’attraction de la Cerisaie pour les metteurs en scène européens se dissipe à chaque spectacle. Car à chaque nouvelle Cerisaie, une proposition se déploie, à chaque nouvelle Cerisaie, un nouveau monde, et son effondrement, se racontent.
Cette pièce recèle le précieux pouvoir de métamorphose. La Cerisaie s’offre neuve à celui qui prend soin d’entrer dans son texte, et de l’entendre. Ainsi Tiago Rodrigues. Le metteur en scène portugais, dont on n’oublie pas le superbe Antoine et Cléopâtre, entre autres, a voulu offrir sa version à la Cour d’Honneur, l’année même où il fut proclamé prochain directeur du Festival d’Avignon. Le fallait-il ? Cette pièce au drame si peu spectaculaire, se prêtait-elle à la Cour d’Honneur ? Il eut débat, chacun s’est fait son opinion, n’y revenons pas. Mais aujourd’hui, sur la scène de l’Odéon, cette Cerisaie éblouit.
D’abord, par ses couleurs. Rodrigues nous offre un véritable conte d’été, tel que Tchekhov l’a écrit : non seulement grâce aux arbres argentés et pourvus de lustres qui nous accueillent sur scène, mais aussi par les couleurs acidulées des costumes des comédiens qui rivalisent d’éclat. Certes, la fin d’un monde aura bientôt lieu, mais le temps de la pièce, l’été demeure. Voilà le parti-pris du metteur en scène portugais qui conduit les acteurs sur une même tonalité : la catastrophe n’a pas encore eu lieu, et les sourires de chacun, les jeux scéniques, les jeunesses témoignent de cette vie inentamée. Ainsi, Lopakhine qui nous accueille, n’est pas ce Moudjik ne pensant qu’au travail et à l’argent : incarné magnifiquement par Adama Diop, décidemment l’un des comédiens les plus intéressants de la jeune génération, il se fait presque dandy, attirant les femmes, animant les soirées de sa présence. Car nous sommes dans une longue fête, la dernière peut-être, mais qui ne cesse, par la musique presque constante sur scène, de se poursuivre. Même Lioubov, l’inconsolable Lioubov, refuse de s’effondrer. En choisissant Isabelle Huppert, Tiago Rodrigues misait a priori sur l’intransigeance d’une héroïne mais Huppert semble ici flotter. Portée par la jeunesse qui l’entoure, par une fébrilité qui ressemble à la gaieté, et qui, peut-être, la frôle, Huppert nous offre une Lioubov détachée de sa douleur. Le face à face entre Lopakhine/ Diop, Lioubov/ Huppert, soutient toute la pièce, l’un posant son corps lourd, sa vigoureuse ambition- il faut voir la scène d’euphorie dont il est capable suite à l’achat de la Cerisaie à l’avant-dernière acte- l’autre, sa grâce indifférente, qui lui donne des airs de figure surréaliste, n’étant déjà plus là, plus dans cette maison, plus sur cette terre. Car oui, cette fête que nous raconte Rodrigues, nous invite aussi dans un monde onirique : ainsi des personnages hauts en couleurs, comme l’Epikhodov réinventé par Tom Adjibi en clown contemporain, la Charlotta très Schaubühne d’Isabel Abreu, l’élégant Gaiev d’Alex Descas, le Petia très benjaminien de David Geselson, et bien sûr, le superbe Firs, Marcel Bozonnet excellant en majordome burlesque. Cette excellente troupe forme une constellation fellinienne qui permet à cette Cerisaie de ne jamais perdre la lumière. Oui, c’est là la réussite du spectacle, prolonger l’été tchekhovien, jusqu’à la dernière note.

La Cerisaie, d’Anton Tchekhov, mise en scène Tiago Rodrigues, jusqu’au 20 février à l’Odéon.

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