En ouvrant de nouvelles perspectives sur le groupe par sa manipulation des archives et des témoignages récents, le documentaire de Todd Haynes nous rappelle que le rock est un sujet important et que le Velvet a été l’un des premiers à l’emmener vers sa maturité.

Dans l’histoire du rock comme en épistémologie il y a des changements de paradigmes. Des anomalies dans le système produiront des situations de crises aboutissant à un point de rupture. On parlera alors de révolution. Ça a été le cas avec That’s alright mama comme avec Copernic. Puis il y a eu Like a rolling stone en écho direct au « et pourtant elle tourne! » de Galilée. Parfois, les crises se superposent et les effets d’un événement ne se manifestent que longtemps après leur apparition. Venus in furs retentit en plein flower power dans une indifférence quasi générale. Avant d’être présenté systématiquement comme le groupe le plus influent des années 60, le Velvet Underground est resté pendant 25 ans une arlésienne réservée à quelques initiés. Mort et vivant à la fois, comme le chat de Schrödinger et tous les mythes. Faisons comme si la reformation des années 90 n’avait pas vraiment eu lieu et que Lou Reed n’était pas devenu ce personnage atrabilaire martyrisant son répertoire. L’attente avait été trop longue et les musiciens sur scène n’étaient plus ceux qui avaient écrit l’histoire 30 ans plus tôt. Ce qui avait eu lieu pendant les quatre années d’existence du groupe, nourri par les enregistrements pirates et les rares témoins de la Factory, était laissé à l’imagination de chacun. Comment représenter un fantasme sans le détruire? Le cerner revient à saisir le point de fuite d’un texte. Trop proche et il s’évanouit. Trop loin et l’on est hors-sujet. Mieux vaut ne pas
ouvrir la boîte au cas ou…

Par son art du montage et la richesse de ses archives, le documentaire de Todd Haynes réussit pourtant cette gageure: donner forme à une certaine idée du groupe sans profaner son mystère. Ce mélange d’ambition littéraire, de lunette noire et de musique répétitive qui définira les codes esthétiques d’une partie de la culture contemporaine pour les décennies à venir a bel et bien existé. Le documentaire en atteste. Les films de Warhol ne sont pas pour rien dans la matière du documentaire, mais Haynes réussit à créer une narration là où le premier cherchait sans cesse à l’abolir. Les plans fixes sur le visage statique de Lou Reed ou de John Cale s’animent pour dessiner une trame là ou l’ennui finissait par l’emporter. Le réalisateur a récupéré les démos et les pistes des morceaux de l’album à la banane et les recompose au fil de la chronologie. Seuls la guitare et le piano d’All Tomorrows Parties résonnent durant la première demi-heure du film. Ça n’est que lorsque le groupe est au complet avec l’arrivée de Maureen Tucker et Sterling Morrison à l’image que l’on pourra entendre le morceau dans sa forme définitive. Cette ligne narrative classique équilibre parfaitement le chaos visuel et sonore du documentaire. Split-screen et larsen se superposent pour recréer l’ambiance de l’exploding plastic inevitable. On a jamais été aussi proche de ce spectacle multimédia que Wharol avait conçu comme une boite de nuit itinérante. Que ce soit par les archives ou spécialement pour l’occasion, les principales figures qui gravitaient autour du groupe sont présentes en son ou en image et témoigne de l’énergie créatrice de l’époque: La Monte young, Mary Woronov, Ginsberg, Nico, Edie Sedgwick, Warhol évidemment. Apparaît également la soeur de Lou Reed, psychothérapeute, qui témoigne sur son frère d’une réalité plus complexe que celle à laquelle on était
habitué.

Le Velvet qui a marqué l’imaginaire collectif n’aura finalement existé que trois ans. On mesure l’influence déterminante de John Cale sur celui-ci par le changement de direction opéré après son départ. Sa formation de musicien classique fasciné par la musique répétitive et le courant minimaliste aura donné sa direction esthétique aux deux premiers albums. Aux déflagrations sonores de White Light White Heat succéderont donc les balades intemporelles du troisième album et les tubes avortés de Loaded L’enregistrement live de Candy Says synchronisé avec les images inédites d’un concert de 69 nous montre cette dernière mouture du groupe, plus tendre et proche de nous. Après à peine cinq ans d’une existence aussi discrète que déterminante, le groupe se sépare. Mais il leur a suffi de quatre albums pour ouvrir des perspectives nouvelles sur cette musique pour adolescent que Dylan, comme l’explique Bowie en voix off, avait commencé à déniaiser. Charge au Velvet de l’emmener vers l’avant-garde. Le lecteur irrité par les comparaisons avec les grandes figures de l’histoire des sciences en introduction de ce texte ne le sera pas moins quand il entendra Jonathan Richman déclarer que fréquenter le groupe revenait à traîner avec
Michel-ange. C’est que le rock est un sujet sérieux et qu’il faut insister lourdement pour lui donner sa juste mesure. Le Velvet a inventé l’identité sonore et poétique du New York des années 60. Une musique tribale aux accents moyenâgeux traversant les âges pour trouver son expression urbaine. Ça n’est pas rien. Ajoutons à cela les influences de la littérature contemporaine sur l’écriture des textes et nous avons quelque-chose de nouveau. Un changement de paradigme, rien que ça.

The Velvet Underground, Todd Haynes, disponible sur Apple TV. Infos en suivant ce lien.