Quelle triste conclusion ! Le jury présidé par Spike Lee, visiblement perdu, a donc décerné la récompense suprême à l’un des films – avec le Ozon et le Sean Penn – qui nous semblent le moins intéressant de la compétition officielle. Heureusement, Annette, Memoria et Drive my car étaient aussi au Palmarès.

Le tabassage Titane

Car, oui, comme l’a rappelé Julia Ducournau elle-même dans un discours bien senti et intelligent, Titane est loin d’être parfait. C’est même un échec, au regard de Grave, son premier film, autrement plus perturbant et inventif. Le problème du film de Julia Ducournau n’est pas sa virtuosité formelle. On peut même reconnaître au film un certain brio plastique à savoir comme un peintre mêler les matières (le métal, le titane, les corps), les substances (le sang, le pétrole, les diverses déjections), à savoir aussi nous conduire dans des univers singuliers. On peut aussi lui reconnaître de savoir changer de registres, de passer d’un genre et d’un ton à l’autre au gré des scènes très différentes. Seulement, cette fable gore apparaît au bout du compte beaucoup plus programmatique que prévu et donc pas si surprenante que cela. Après une première demi-heure à courir dans tous les sens, le film s’installe dans une fable grotesque où un être hybride (Agathe Roussel) se laisse enfermer dans le rêve d’un autre (Vincent Lindon). Le film cherche alors à vous conduire sur le chemin de l’amour et à arracher des larmes après vous avoir arraché les tripes. Tout paraît dès lors forcé, fabriqué, attendu comme si Ducournau dissimulait dans un maelström d’images chocs – parfois très réussies – un scénario et une fable convenue comme on en voit beaucoup sur la recherche de la résilience et d’une utopie. Nous éprouvons au terme du film l’impression que Titane s’est un peu joué de nous en donnant le gage du grand spectacle, du cirque de sexe et de violence (avec mouvements de caméra impressionnants, scènes de danse) pour mieux faire passer en catimini une fable commune dont le mouvement général est certain de plaire et d’émouvoir au bout du compte. C’est là notre plus grande déception après Grave : cette fable sur la mutation et la nécessité de dépasser les genres apparaît beaucoup plus simplette que transgressive.

Enfin, d’un point de vue sensoriel, le film souffre d’un autre défaut. Il ne produit très vite plus grand-chose sur nous. Sitôt passées les premières scènes sanglantes, rien ne peut plus nous toucher ni nous intéresser : groggys, interdits, tabassés, nous voyons défiler, en blocs successifs, une suite de performances audiovisuelles qui tournent en rond et finissent par se consumer dans un vide abyssal. De nombreux collègues ont évoqué un rapport révolutionnaire au monde, et à notre époque. Où est-il exactement ? De quelle révolution cinématographique parle-t-on exactement ? Nous sommes sceptiques : comment ce cinéma du coup de force, ce cinéma où chaque plan se signe avec fracas et trop d’ostentation, trop de séduction et sans jamais laisser aucun espace ni aucune liberté au spectateur, pourrait être le véhicule d’un enrichissement de la sensibilité et de la pensée. Ducournau (comme Serebrenikov d’ailleurs avec La Fièvre de Petrov) assomme tellement son spectateur de références, d’effets guignolesques qu’on ne sait même plus exactement de quoi il traite (le film part dans trop de directions différentes comme s’il craignait d’affronter vraiment son sujet). Étrange comme ce film qui se veut puissamment incarné manque d’incarnation. Précisément parce que ce qu’il exprime est si vague qu’il ne peut trouver de corps. Ducournau, c’est un peu une Claire Denis qui serait en train de chercher la manière d’aborder ses thèmes de prédilection qui courent dans son cinéma depuis ses premiers courts métrages. Titane signe pour nous l’impasse d’un certain gore auteuriste. Depuis que Titane a reçu la Palme, ne lit-on pas un peu partout que le film est “punk”. N’est-il pas triste que l’adjectif soit si galvaudé au point d’être utilisé comme seul argument critique pour qualifier tout ce qui est violent et cherche à vous remuer les tripes ? 

On peut aimer Titane, mais nous avons fait le choix de films-amis, plus discrets, moins percutants, plus patients, plus confiants en leurs spectateurs (Drive my carMemoria) qui, l’air de rien, parviennent à susciter des sensations singulières. Des films avec lesquels un dialogue – esthétique, politique – durable, peut s’installer quand Titane nous laisse exsangue et sonné.

Une édition compliquée

De manière générale, nous avions sans doute été naïfs : en raison de l’annulation du Festival de Cannes 2020, en raison des nombreux mois où les salles furent fermées, nous nous imaginions que les chefs-d’œuvre s’étaient accumulés sur les étagères et qu’ils allaient nous être révélés, en un grand feu d’artifice, à l’occasion du Festival 2021. Il faut le dire : ce ne fut pas le cas. Même s’il y eut des bons films, et même quelques rares grands films, il faut bien avouer que le niveau moyen de la compétition officielle fut plutôt décevant. Mais loin de nous l’idée d’incriminer ici les sélectionneurs du Festival, mais plutôt de prendre conscience que les films des cinéastes furent sans doute, eux aussi, affectés par la pandémie : moins libres, plus contraints, moins ouverts sur le monde.

À l’issue de ce Festival, une chose apparaît clairement, cependant : il y eut deux sortes de films à Cannes cette année. Ceux, d’abord, qui tâchaient, coûte que coûte d’arracher à la matière cinématographique une forme nouvelle, une forme au diapason du sujet traité, une forme s’autorisant à sortir des sentiers battus, à dériver, à sidérer, à prendre des risques, une forme, en somme, se battant avec les formes trop figées léguées par plus d’un siècle d’histoire du cinéma.

Deux sortes de films

Parmi ceux-là, l’immense Memoria (qui méritait bien plus qu’un prix du jury) d’Apichatpong Weerasethakul, film animiste traversé, à travers le corps de son actrice (Tilda Swinton), par la mystérieuse puissance du cosmos, celle d’aujourd’hui, mais aussi celle de temps très anciens. Parmi eux, le merveilleux Annette de Leos Carax (prix de la mise en scène justifié même s’il pouvait prétendre à plus), film monstre se débattant avec la possibilité, aujourd’hui, d’être lyrique. Parmi eux encore Drive my car (Hamaguchi), grand film romanesque sur le reflux du passé dans la vie des hommes (le prix du scénario ne rend pas suffisamment justice à cette œuvre bouleversante). Parmi eux encore, le vibrant Genou d’Ahed de Nadav Lapid (beau prix du jury), cri d’un cinéaste piégé dans une époque lui interdisant d’être l’homme qu’il voudrait être. Parmi eux, enfin, France de Bruno Dumont, tragédie burlesque, mélodrame satirique sur le pouvoir des médias, agents de notre narcissisme contemporain. Un film où le réalisateur parvient à synthétiser en un tout décapant toutes les formes qu’il a inventées et qu’il ne cesse de travailler depuis ses débuts il y a vingt ans. Le film est porté par l’interprétation extraordinaire de Léa Seydoux, tour à tour drôle, inquiétante, grimaçante, bouleversante, une interprétation qui prouve qu’elle est aujourd’hui notre plus grande actrice.

Parmi ceux-là aussi, de manière moins spectaculaire peut-être, citons aussi le film de Moretti (Tre Piani) qui réussit à trouver une manière claire, pure et frontale de filmer un mélodrame contemporain. Mais aussi celui de Joachim Lafosse (Les Intranquilles), plongée à perdre  haleine dans la vie d’un foyer bouleversé par la violence du trouble bipolaire dont est victime l’homme du couple. Mais aussi Un Héros d’Asgar Farhadi, peut-être le meilleur film de son auteur, long-métrage d’une rigueur scénaristique implacable sur l’ambivalence humaine et les contradictions de la société iranienne. Ou, enfin, Julie en 12 chapitres de Joachim Trier, comédie dramatique véloce sur la jeunesse actuelle – supérieure aux Olympiades, le rom-com de Jacques Audiard – porté par le jeu subtil de la norvégienne Renate Reinsve, justement récompensée du Prix d’interprétation féminine.

Deuxième sorte de films : ceux qui se contentent d’appliquer un programme, recyclant des formes de récit et ne parvenant pas à animer les sujets (qui donc restent des sujets) traités, que ce soit politiques (La Fracture de Catherine Corsini), sociétaux (Haut et fort de Nabil Ayouch, Les Olympiades de Jacques Audiard, Tout s’est bien passé de François Ozon), intimes (Bergman Island de Mia Hansen-Love, L’Histoire de ma femme d’Ildiko Enyedi). Ce n’est pas avec ce genre de film que le cinéma relèvera les défis qui l’attendent demain.