Il faut bien avouer que la compétition officielle patinait sérieusement depuis quelques jours. Après un départ archi prometteur (Annette, Le Genou d’Ahed), après les éclaircies Moretti (Tre Piani) et Hamaguchi (Drive my car), nous nous désolions de ne plus ressentir aucun enthousiasme fort devant des films, pas toujours désagréables, mais souvent convenus, voire en partie ratés. Heureusement, Memoria, le dernier film d’Aptitchapong Weerasethakul, nous a réveillés de cette torpeur festivalière. Réveillés ? Non, le mot est trop faible, c’est bien plus que cela ! Il a touché des cordes de notre sensibilité et de notre expérience qu’aucun autre film n’ose même effleurer. Il a déchiré la médiocrité plombante qui fait parfois douter, après plus de 130 ans d’existence, que le cinéma a encore le pouvoir de se renouveler. Bref, il nous a rendus au monde, il a fortifié nos élans spirituels, il a grand ouvert les portes de notre perception. Mémorial plonge une femme anglaise, Jessica Holland (le nom de personnage est emprunté au Vaudou de Jacques Tourneur) dans un pays très éloigné de son île natale : la Colombie. Là le corps et l’esprit de Jessica (extraordinaire Tilda Swinton qui mériterait largement le prix d’interprétation féminine) sont traversés par toutes sortes de sensations et de sons (surtout) qui la mettent en relation avec une autre réalité : la nature colombienne, avec ses volcans et ses rivières, mais aussi un passé très ancien, archaïque et tellurique, le futur aussi peut-être. Dans les dernières séquences, presque chamaniques, le film dilate notre expérience du monde et l’ouvre à une amplitude stupéfiante dont très peu de cinéastes sont aujourd’hui capables (Qui ? Malick, Carax). Bref, Memoria, constitue, avec Annette, l’expérience la plus exaltante de ce Festival de Cannes.
Comme Bergman Island, le film de Mia Hansen-Love, paraît lisse et pâle à côté ! Comme il semble d’une joliesse stérile ! Comme il paraît au ras des pâquerettes de l’introspection narcissique et du bric-à-brac psychologique ! La réalisatrice raconte le périple d’un couple de cinéastes (tiens tiens) venus écrire leur prochain scénario dans l’île de Faro où vécut et filma le grand cinéaste suédois Ingmar Bergman. Si Hansen-Love ne cède pas à l’idolâtrie cinéphile et décrit avec un certain humour comment Faro s’est transformée en parc d’attractions touristique, le film s’enlise vite – en imaginant une structure emboîtée où le scénario écrit par le personnage féminin prend vie sous nos yeux et (bien sûr ) résonne avec sa propre histoire de couple – dans des historiettes anecdotiques (on n’est parfois pas loin d’Hélène et les garçons, avec des répliques du genre : « ah, en fait ce n’est pas fini avec Joseph ? ») et des considérations hyperconvenues sur le rapport entre réalité et fiction. Le problème de Mia Hansen-Love, c’est qu’elle ne s’autorise pas à filmer avec son âme et son inconscient (hormis dans Tout est pardonné, son magnifique premier long-métrage) mais qu’elle s’épuise à chercher une sophistication auteuriste et une fantaisie intelligente qui aplatissent tous les enjeux de son film.
La sophistication et la fantaisie, c’est aussi, vous allez me dire, le fonds de commerce de Wes Anderson. Sauf que chez lui, elles sont tellement outrées et réflexives, tellement travaillées, elles s’assument tellement comme telles, qu’elles atteignent à une bizarrerie authentique. D’autant plus que celle-ci est sans cesse tempérée par une mélancolie qui leste les moments burlesques d’une profondeur existentialiste. D’autant plus, aussi, que l’inventivité plastique et scénaristique de Wes Anderson est telle que, à la différence du cinéma d’Hansen-Love, la sophistication et la fantaisie ne se reposent jamais, satisfaites, sur leurs lauriers mais s’approfondissent et se transcendent sans cesse dans quelque chose qui relève du vertige existentiel. Ajoutons que si The French Dispatch nous a touché c’est également que c’est un poignant hommage à notre profession, nous journalistes.
Bergman Island, Mia Hansen-Love, en salles depuis le 14 juillet, Les Films du losange
The French Dispatch, Wes Anderson, en salles le 27 octobre 2021, The Walt Disney Company France
Memoria, Aptitchapong Weerasethakul, prochainement, New Story distribution