Pourquoi peut-on dire de certains films qu’ils sont des amis ? Dans la torpeur des séances cannoises, des courses et des suées pour ne pas rater une séance, nous nous étonnons de tisser parfois des liens fraternels, amicaux, avec certains films. Avec ces films, le dialogue – riche, sinueux, stimulant – peut se poursuivre longuement après la séance et reprendre avec une semblable intensité à tout moment. Drive my car du réalisateur japonais Ryusuke Hamaguchi est de ceux-là. À mille lieues de pratiquer les coups de force formels comme La Fièvre de Petrov du russe Sérébrénikov qui laisse exsangue et circonspect, incapable de comprendre ce que ce vieux cinéma moderne où la forme dévore tout sur son passage raconte exactement. Même chose pour le très attendu Titane, le deuxième film de Julia Ducournau qui, à force de vouloir sidérer et choquer en traitant trop de thèmes à la fois, ses effets grandiloquents, tapageurs et gores, ses scènes de transe au ralenti, son ironie noire, ses ruptures de ton incessantes, ses citations en pagaille (Cronenberg, Carpenter), son Vincent Lindon « comme vous ne vous l’avez jamais vu », ne provoque aucune émotion, aucune sensation, sinon l’impression désagréable d’avoir été étourdi et violenté par une cinéaste certes douée mais surtout très roublarde. Avec son gore chic et atmosphérique, Titane paraît bien vain et parfois même ridicule.

Drive my car

À ce cinéma du tabassage, on préfère celui de la conversation proposé par Ryusuke Hamaguchi, lequel permet au spectateur de se trouver une position d’écoute idéale et sereine pour comprendre et entendre ce qui se joue dans l’intimité de chacun des personnages. Inspiré librement d’une nouvelle de Haruki Murakami, Drive my car raconte la rencontre entre Kafuku, un metteur en scène de théâtre veuf et Misaki, la jeune femme qui lui a été assignée comme chauffeur afin de l’accompagner dans ses déplacements à Hiroshima où il doit monter sur les planches une nouvelle version avec un casting international d’Oncle Vania. C’est dans l’habitacle de la voiture que ces deux-là vont apprendre à se rencontrer, en écoutant ensemble les enregistrements qu’Oto, la femme décédée de Kafuku, avaient enregistrés pour lui permettre de connaître par cœur la pièce de Tchekhov. Hamaguchi filme aussi bien les silences sans gêne que les conversations, d’abord fonctionnelles puis, au fur et à mesure, de plus en plus intimes. Comme eux, le spectateur est mis en situation d’écoute dans l’habitacle du film. Hamaguchi prend le temps, grâce à un montage net et une mise en scène précise, de laisser les mots, le texte, les multiples récits de chaque personnage infuser, refluer en nous jusqu’à résonner avec nos propres préoccupations. Quand arrive, dans le silence d’une interprétation en langage des signes, le monologue final de Sonia dans Oncle Vania, nous nous rendons compte que Hamaguchi s’est employé à nous donner les moyens de nous écouter nous-mêmes, et d’accepter de vivre avec nos propres blessures. C’est peut-être cela un film-ami, un film qui nous fait confiance (tout le contraire du Ducournau).

Un héros

         On me rétorquera qu’avec sa dramaturgie au cordeau, son enquête sociale sans temps morts, son efficacité narrative, sa structure arithmétique, Un héros du cinéaste iranien Asgard Farhadi est à mille lieux du cinéma patient de Hamaguchi. Il a en apparence moins l’aspect d’un film amical que celui d’un film professoral et impatient de faire la preuve de son indéniable virtuosité scénaristique. Mais les deux films partagent pourtant un appétit commun pour les mots, leur musique, les feuilletages scénaristiques et le goût des histoires. Ils partagent également le goût des détours, des bifurcations, des chemins de traverse avant de parvenir à leur destination. Où se situe la vérité des êtres, leur ambivalence fondamentale nous permet-elle de les juger comme de savoir très exactement comment se sont déroulés les évènements ? Comme toujours chez Fahradi, l’ambivalence est le moteur de la fiction. Mais contrairement à ce qu’on pourrait penser, Fahradi ne nous exhorte à aucun jugement de valeur. Il faut regarder ce qui se noue au-delà des dialogues entre les personnages et la manière dont chacun se regarde, cherche à s’appréhender pour trouver un terrain d’entente et affronter la politique sociale iranienne, Fahradi, comme Hamaguchi, nous laisse libres d’écouter, d’interpréter et de suivre leurs personnages pour nous permettre d’en apprendre davantage sur nous-mêmes.

Drive my car, Ryusuke Hamaguchi, sortie en salles le 18 août, Diaphana distribution

Un héros, Asgard Farhadi, sortie en salles le 22 décembre, Memento distribution

Titane, Julia Ducournau, actuellement en salles, Diaphana distribution